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[Articles - La Fragmentation]

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    Bernard
  • 30 mars
  • 21 min de lecture

Dernière mise à jour : 9 avr.

Bernard-Marie Garreau

LA FRAGMENTATION, STRATÉGIE ÉNONCIATIVE ET LIBERTÉ TEXTUELLE


[Publié dans Texte, Fragmentation, Créativité II, Peter Lang, 2018, p. 15-27 (Actes d'un colloque qui s'est tenu à l'Université Marie Curie-Slodowska, Lublin, Pologne, sous la direction de Jolanta Rachwalska von Rejchwald et Anna Krzyzanowska)]


Je me permets de livrer à votre connaissance cet article, publié dans un cadre universitaire. Je voudrais juste savoir s'il est lisible pour un large public. Dans la négative, pouvez-vous m'indiquer à quel niveau ça bloque. Les spécialistes pourront réagir par rapport à mon propos.

Avec mes remerciements

BMG



RÉSUMÉ

La fragmentation est une cassure épistémologique féconde qui rompt avec le mythe classique de l’harmonie et de la mimesis. Si elle s’observe dans un jeu entre la partie et le tout, elle fonctionne à tous les niveaux, y compris les plus insoupçonnés, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. La correspondance de Marguerite Audoux servira, in fine, d’exemple à cette poétique d’un désordre structurant et signifiant.


MOTS-CLÉS

fragmentation – antifragmentation – hyperfragmentation - fragment – mimesis – stratégies énonciatives – classicisme – modernité.



À l’examen, la fragmentation, terme apparemment anodin, recèle une dimension inattendue, et peut conduire dans de multiples directions les pas, la réflexion, voire les croyances – nous allions presque dire la rêverie – du chercheur… En conséquence, pour évoquer un tel feu d’artifice, il est permis d’hésiter entre plusieurs voies, y compris celle du roman policier puisqu’il s’agit bien de traquer, selon le regard qu’on lui accorde, cet heureux intrus, ou ce suspect, sinon ce coupable, que serait la fragmentation. Cela ne serait d’ailleurs pas hors de saison, tant il est vrai que le mélange des genres, l’intergénéricité, ou la multigénéricité – nous le verrons - est un des aspects de notre sujet. Mais pour des raisons à la fois didactiques et heuristiques, conservons plus sagement les sentiers universitaires en allant du simple au complexe.


Si l’on commence ainsi par la définition et l’histoire du mot, on notera déjà cette constatation intéressante qu’un dictionnaire de base destiné au grand public comme le Petit Larousse, dès la deuxième définition du mot fragment (puisque c’est de ce mot qu’il faut partir), nous fait pénétrer de façon insistante, à travers ses exemples, dans le champ artistique et littéraire à propos des « fragments d’une statue » ou d’un « fragment de l’Odyssée ». La fragmentation appliquée à la littérature serait ainsi devenue une catachrèse, c’est-à-dire que le mot aurait oublié depuis longtemps son stade métaphorique.


L’histoire de ce vocable n’est pas moins riche d’enseignements. La racine indo-européenne BHREG- nous fait commencer ce voyage. Le latin frangere qui en constitue l’une des premières étapes postérieures renvoie au sens de brisure, de cassure, lié à celui de fragilité – mot issu de la même racine. Certains autres dérivés nous surprennent, comme le suffrage, car le suffragium était ce tesson, provenant d’une marmite en terre brisée, et au moyen duquel on votait. Le choix des élus, originellement, reposait donc sur un fragment, une brisure, et cet aspect partiel en annonçait peut-être le caractère partial. On sait que du suffrage au naufrage – autre mot de la même racine -, il n’y a parfois qu’un mauvais pas, qu’on n’envisage pas sans… frayeur – nouveau vocable de la même famille.


Bref, on pourrait continuer à s’amuser ainsi en considérant l’histoire sémantique du mot, assortie de tous ses dérivés. Mais ce qui nous importe, dans une optique davantage synchronique, c’est de comprendre que, sous ce terme de fragmentation, émergent deux significations à la fois voisines et distinctes, complémentaires pourrait-on dire : tout d’abord une idée de rupture, c’est-à-dire l’acte même de briser – autrement dit, l’activité du créateur, qui ressemble souvent à celle d’un enfant imaginatif et capricieux - ; et d’autre part le résultat de cet acte iconoclaste (on pourrait dire logoclaste ici), c’est-à-dire – et c’est un sens particulier dans le domaine de la géomorphologie, ou même de l’informatique – la dissémination d’un tout ou d’un fragment en fragments plus petits. D’où l’idée de hiérarchie et d’arborescence.


L’esprit bien ordonné, l’honnête homme du XVIIe siècle, rêve, nous y reviendrons, d’une équivalence entre ces différents niveaux qui jouent entre eux, et dont l’image normative pourrait être la matriochka ou la mise en abyme chère à Van Eyck ou à Gide. On pense aussi, en rhétorique, à la synecdoque, la figure par laquelle la partie se substitue au tout, quand ce n’est pas l’inverse. La synecdoque serait ainsi la métaphore parfaite, pour l’esprit classique, de l’intitulé qui nous réunit et qui pourrait laisser entendre que le tout et la partie offrent un jeu de reflets, avec toutes les variations que l’on peut imaginer.


Mais les choses, bien heureusement, ne sont pas aussi simples. Sinon, nous n’aurions plus qu’à lever le camp. Ce qui nous intéresse ici, ce sont précisément les résistances à cette belle harmonie. Non plus une mimesis, mais une sorte de révolte du texte, dont les fragments peuvent évoluer selon un jeu rhétorique tout autre, notamment antithétique, par rapport à l’ensemble. Un titre, par exemple, est-il obligatoirement un concentré du tout, un pantonyme ? Son rapport, bien évidemment, peut être plus complexe et fonctionner ironiquement. Et il en va de même de tous les éléments qui constituent les fameux seuils de Genette et qui peuvent entrer en conflit avec l’œuvre. Un paratexte peut en effet nous manipuler en nous orientant vers une interprétation qui ne nous appartient pas, alors qu’il est maintenant bien reconnu que le lecteur est aussi producteur. Il en va également de même pour l’incipit et l’explicit, qui peuvent induire un jeu de relations très divers avec la globalité du texte. Et à l’inverse, les notes de bas de page peuvent être, en quelque sorte, « défragmentées » lorsque, au-delà de leur fonction cognitive, elles participent au récit, s’y agrègent intimement…


Qui plus est, les éléments fragmentés peuvent eux-mêmes entrer dans un jeu conflictuel mutuel. Les Feuillets d’Hypnos de René Char ne sont, aux dires même du poète, qu’un ensemble de « notes précaires » reliées à un tout problématique. Comment en effet définir ce tout, si différent des œuvres fragmentaires codifiées du Grand Siècle telles que les Maximes de La Rochefoucauld ou les Caractères de La Bruyère ? Productions dont les éléments apparemment fragmentés sont en réalité soudés par la visée morale qui les motive. Pour autant, la supposée incohérence des œuvres modernes, celles de René Char que nous venons d’évoquer, mais plus généralement celles des autres surréalistes, les Papiers collés de Georges Perros, les trouvailles de Perec ou de Quignard – pour n’en citer que les plus représentatives -, laisse apparaître une fragmentation qui ne saurait être appréhendée comme un agent perturbateur, mais bien plutôt comme une source féconde de créativité, un désordre qui en réalité générerait un nouvel ordre, des fulgurances au principe d’une lumière durable. Et c’est ce paradoxe qui autorise, pour ces œuvres qui sont en train de devenir des classiques, à envisager la fragmentation comme base d’une poétique et source d’une généricité. Les forces disruptives se transforment ainsi en forces réconciliantes et signifiantes dans leur résultante même. C’est aussi cette aporie qui fonde l’écriture et le sens profond de nombreux romans contemporains, tels ceux de Claude Simon. Avec La Route des Flandres, l’auteur métamorphose le récit de guerre traditionnel en un émiettement qui renvoie à ce qu’on est convenu d’appeler l’inconciliation, c’est-à-dire l’impossibilité de faire aboutir l’ensemble des données en un tout agencé, conclusif et convaincant. Refusant l’habituelle téléologie, le puzzle demeure puzzle car ce sont les chemins de la connaissance eux-mêmes qui sont remis en cause. L’on peut ainsi passer de l’exploration rationnelle et méthodique du conscient à celle, plus hasardeuse, de l’inconscient, de l’explication de textes académique à l’investigation de la pensée à son état naissant et balbutiant, comme pour le monologue intérieur initié par Dujardin dans Les lauriers sont coupés. La poétique fragmentée est sensible aussi chez le regretté Butor qui, dans La Modification, fait évoluer son récit à travers des strates à la fois différentes et simultanées : le bien nommé « compartiment » où se trouve le héros désigné par la deuxième personne du pluriel, ses rêves lors de ses endormissements, le paysage vu du train, ses souvenirs, etc. Juxtaposition narrative qui renvoie à ce qu’est la parataxe au niveau de la syntaxe, et qui se prête particulièrement à ce qu’il est légitime d’appeler la pensée fragmentaire. Juxtaposition qui, également, entraîne une stylistique du silence à travers le non-dit, les blancs sémantiques et autres allusions, réticences, aposiopèses ou ellipses… La fragmentation, en ce sens, est un constituant essentiel de la pensée moderne. Pierre Garrigues l’affirme dans son ouvrage magistral intitulé Poétiques du fragment , dans lequel il souligne le rôle d’initiateur de Mallarmé en la matière : l’époque contemporaine, insiste-t-il, est marquée par la fragmentation. Et cela fonctionne bien à tous les niveaux.


Un mot, justement, sur ces différents niveaux d’analyse, qui non seulement concernent avant tout, pour nous, deux domaines indissociables, la linguistique et la littérature, mais sans doute également le septième art, les arts plastiques, et même la musique si l’on pense à la Symphonie inachevée de Schubert, qui est, d’une certaine façon, une « œuvre-fragment ».

Ici encore, comme à travers l’histoire du mot, il est tentant de rêver et de se laisser prendre par le vertige, tel Pascal face aux deux infinis…


Dans l’infiniment grand, ce vertige commence quand Goethe lui-même nous dit que « la littérature est le fragment de tous les fragments », lorsqu’il affirme que ses œuvres sont les « fragments d’une grande confession » … Comme la vie, qui pour Pascal est « un fragment incompréhensible dans l’univers », la littérature ne serait donc qu’un élément constitutif d’un ordre plus vaste, dont la nature pose immédiatement problème, selon que l’on s’oriente en tant que critique vers une vision idéaliste ou matérialiste, métaphysique ou physique du monde. Les mouvements littéraires peuvent ainsi s’analyser en fonction de cette position. Prenons pour exemple le symbolisme, qui est peut-être le plus transhistorique de ces courants, de Platon à Lautréamont, en passant par Swedenborg et Baudelaire, tous héritiers de la philosophie de l’inconnaissable, qui s’oppose à la rationalité du positivisme et du scientisme. Baudelaire, précisément, lorsqu’il évoque la modernité, la définit comme « le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l’art dont l’autre moitié est l’éternel et l’immuable ». Cette « hyperfragmentation », on le comprend déjà, si elle peut être source de rêverie face à l’infini, n’est pas idéologiquement innocente, et nous oblige à prendre une position critique. Des exemples plus récents viennent à l’appui de cette constatation : Éric-Emmanuel Schmitt, interviewé par François Busnel dans l’émission télévisée La Grande Librairie du 8 septembre 2016 à propos de son roman L’Homme qui voyait à travers les visages (Albin Michel, 2016), se présente bien comme un intermédiaire, une sorte de passeur, affirmant que, pour lui, l’écrivain n’est pas « un créateur », mais « un scribe » … Pensée que l’on retrouve formulée en ces termes dans le livre dont il est question.

Toujours à propos des niveaux d’analyse, si, dans un mouvement inverse, on se dirige de l’infiniment grand vers l’infiniment petit, on passe de l’éternel ou du cosmique à l’œuvre, de l’œuvre au texte, du texte au chapitre, du chapitre au paragraphe et du paragraphe à la phrase – celle-ci se subdivisant encore : du point de vue du sens en sémantèmes et en lexèmes ; et d’autre part, en unités syntaxique, morphologique, phonologique, puis phonétique. Autrement dit du syntagme au son en passant par le morphème et le phonème. Mais le son lui-même se fragmente en d’autres unités qui le composent, les formants. Et le timbre lui-même peut être la résultante de plusieurs sons, ce dont la combinaison de plusieurs jeux d’orgue se résolvant en un seul donne un exemple avec les fameuses mutations. Certaines composantes au niveau phonétique peuvent ainsi être défragmentées, puis réunifiées par l’oreille, c’est-à-dire par le cerveau, qui synthétise et indifférencie…

À travers ce voyage de l’infiniment grand à l’infiniment petit, la fragmentation nous donne donc bien, et déjà, le vertige…


Mais il est loisible de découvrir encore d’autres unités. Notre modeste expérience de chercheur nous livre spontanément trois exemples.


Tout d’abord, dans le cadre des « écritures existentielles » - biographie, autobiographie, roman autobiographique, mémoires, journal… -, on peut parler, sémantiquement, comme Barthes l’a fait dans un sens restreint, de biographèmes, et même d’autobiographèmes, c’est-à-dire d’unités biographiques ou autobiographiques pertinentes, encore que leur constitution soit extratextuelle, donc sujette à caution. En toute logique, un esprit cartésien pourrait souhaiter, selon une théorie traditionnelle de la biographie, que chaque élément indiscutable d’une vie écrite soit constitutif d’un tout non moins indiscutable – c’est-à-dire que le portait physique, psychique et existentiel soit le plus fidèle dans le détail. Or, plusieurs conceptions de la biographie sont possibles. On peut préférer une approche impressive à une dissection plus objective (qui d’ailleurs, dans l’absolu, est peu concevable). On peut, autrement dit, préférer la musique aux paroles… Cela a été le cas pour notre biographie de Marguerite Audoux . Parallèlement aux faits prétendument avérés, il fallait remplir les zones d’ombre. Et là encore, la scientificité n’est pas toujours le seul recours lorsqu’on veut donner une image de la réalité. Une image forcément subjective. Même Zola reconnaissait l’existence des fameux écrans, autrement dit des miroirs déformants, dans tous les mouvements littéraires, y compris dans le sien. Pour en revenir à Marguerite Audoux, son meilleur ami, Léon Werth, quelques jours après la mort de la romancière, a affirmé les limites des biographèmes, même si ce néologisme lui était inconnu. Voici ce qu’il écrit dans Le Populaire, le 7 février 1937 :


Tout en moi se refuse encore à parler d’elle, se refuse à cette « actualité » de la mort. Je ne sais pas encore parler d’elle au passé.

Les vérités biographiques qu’on lit dans les journaux éclairent son image d’une lumière fausse et durcissante. Elles donnent au miracle la brutalité du fait divers. Tout y est : l’assistance, l’atelier, la gloire littéraire, l’hôpital… Tout est vrai, tout est faux. Les faits y sont, et non pas elle.


On constate donc que, dans ce cas, il y a incontestablement une remise en cause de la relation entre le modèle et les pseudo-unités constitutives qui entrent dans un conflit réciproque. La continuité est d’un tout autre ordre, et se construit à travers une subjectivité assumée. L’idée que Werth voudrait donner de Marguerite Audoux ne passe ni par une grille convenue, ni par un système codifié, mais par le biais d’une vision personnelle qui s’exprime dans une poétique obligatoirement personnelle. Autre image de la fragmentation au sein même de l’acte créateur, qui se partage entre restitution de données et fiction, chacune de ces démarches n’étant ni purement objective, ni purement subjective. Il resterait à faire le procès de la réalité qui, pour suivre Berkeley, n’est toujours qu’un mirage… Platon lui-même disait que le réalisme est l’art de l’illusion… Et l’œuvre de Goethe dont nous tirions notre première citation n’est-elle pas Dichtung und Wahrheit, qui pourrait se traduire par Fiction et vérité ?


Ce funambulisme est bien rendu par le terme plus récent d’autofiction, où les autobiographèmes vont être, systématiquement cette fois, concurrencés par des unités fictionnelles. Sous-genre qui n’est que la continuité du roman autobiographique, où les autobiographèmes sont transformés, ne fût-ce qu’à travers les noms fictifs des personnages. Marie-Claire, le premier roman de Marguerite Audoux, est un exemple de cette rupture entre faits avérés et faits imaginés. Une sorte de poker menteur où le lecteur doit faire le départ entre les bonnes et les fausses cartes. Mais parfois, les fausses cartes sont plus vraies que les vraies. Lorsque par exemple elles éclairent une réalité psychologique : Marguerite Audoux, abandonnée par son père quand elle perd sa mère à trois ans, va passer neuf années à l’orphelinat, puis quatre années en Sologne, où elle est bergère d’agneaux et tombe éperdument amoureuse d’un jeune homme qui l’éconduira. À Paris, où elle sera couturière vingt dures années avant de connaître le succès avec son premier roman, elle n’aura guère plus de chance avec la gent masculine. On comprend ainsi pourquoi, dans Marie-Claire, et même dans les œuvres suivantes, la romancière fait systématiquement disparaître les éléments mâles de son personnel, alors que les modèles avérés ne meurent que bien plus tard. On peut voir dans cet androcide, qui contrevient à une restitution harmonieuse des biographèmes, un règlement de comptes avec un vécu difficile. La rupture textuelle est donc bien alors l’image des ruptures existentielles. On assiste ainsi à une sorte d’isomorphisme entre l’univers référentiel et sa projection littéraire. La fragmentation devient une véritable stratégie énonciative qui fonde la poétique et la thématique de l’œuvre, dans la lignée de ceux qui, selon l’expression d’Anatole France, n’ont « jamais menti de façon plus véridique ».


Le deuxième exemple d’autres unités constitutives possibles de la fragmentation est le genre. Autrement dit, il y aurait fragmentation générique lorsque plusieurs genres coexisteraient à l’intérieur d’un même texte. De façon concomitante si l’on évoque le roman épistolaire, le poème en prose, l’opéra ou même le calligramme, qui transforme le texte en dessin. Mais aussi, dans une optique plus moderne, de façon alternée. L’on pense, par exemple, à cette sorte d’expérimentation romanesque qui va s’inscrire dans une pluralité générique et dont le titre est Les Gens dans l’enveloppe (ce qui a déjà une petite connotation « fourre-tout »). L’auteur, Isabelle Monin, achète à un brocanteur, sur Internet, un lot de deux cent cinquante photographies d’une famille dont elle ne sait rien. Elle décide de leur inventer une vie. C’est la première moitié de l’œuvre. La seconde est une enquête biographique au cours de laquelle l’écrivaine se transforme en détective et confronte la partie imaginée à la reconstitution. Ce qui aboutit d’ailleurs à de troublantes analogies (la fiction avait parfois « vu juste »). Mais le mélange des genres ne s’arrête pas là puisque l’ami de l’auteur, Alex Beaupain, tire du récit un CD de chansons. Cette expérience nous autorise donc à parler d’une autre forme de fragmentation, la multigénéricité, qui permet à l’écrivain de traiter plusieurs genres, simultanément ou tour à tour.


Le troisième exemple d’unités un peu plus spéciales que les traditionnelles subdivisions linguistiques renvoie à une expérience vécue avec des étudiants de maîtrise dans le cadre d’un séminaire sur l’écriture féminine. Notre idée de départ était un constat : lorsque la question de l’écriture féminine est évoquée par les critiques, le point de vue initial est rarement linguistique, mais sociologique, avec le constant rappel de l’oppression de la femme dans l’Histoire, immortalisée par la célèbre phrase de Simone de Beauvoir (« On ne naît pas femme, on le devient »). Réalité qui, bien sûr, à moins de sombrer dans le négationnisme, est incontestable. Mais elle est insuffisante pour examiner les fondements de l’étude véritablement textuelle qui est notre propos. La question posée, et qui d’ailleurs demeure en grande partie irrésolue, est la suivante : dans la mesure où nous sommes tous des androgynes à dosages variables, ne pourrait-on pas substituer aux catégories mal définies d’écriture-femme et d’écriture-homme (cette seconde appellation n’étant presque jamais employée), une recherche, dans le texte même, de traits de masculinité et de traits de féminité, autrement dit de sexèmes, qui se distribueraient de façon variable. Une étude statistique pourrait aboutir à une sorte de moyenne distinguant des traits plutôt propres aux hommes ou aux femmes pour voir comment ils sont ensuite redistribués de façon originale dans chaque cas étudié. Et la question est bien celle de savoir si l’on n’est pas dans une figure de fragmentation positive, allant d’une dissémination d’unités, de traits, à leur réunion finale spécifique. Le fameux « Deviens ce que tu es ! », qui bien sûr est différent pour chacun… Tels sont les balbutiements d’une « sexocritique » qui mettrait en œuvre une autre forme de fragmentation allant, elle aussi, de l’éparpillement à la réunification.


Carmen Boustani applique peu ou prou, sans lâcher le nom, cette sexocritique. Dans son essai intitulé Effets du féminin – Variations narratives francophones, publié en 2003 aux éditions Karthala, certains éléments concernent directement notre propos. À propos de L’Exil selon Julia, de Gisèle Pineau , l’universitaire libanaise montre par exemple comment le rythme biologique de l’écriture féminine s’exprime dans de nombreux types de déstructuration, dont celui de la syntaxe. Selon son expression, la femme qui écrit « s’éclate », aussi bien chez Andrée Chedid, qui manifeste « un dédoublement et une pluralisation du moi » que chez Nicole Brossard où, écrit-elle, « le féminin relève d’une pluralisation de l’identité qui éclate dans le texte à la manière de la dissémination de Jacques Derrida. » Carmen Boustani s’intéresse également au bilinguisme qui, comme la traduction, peut toucher de près notre sujet. Notons cependant que la fragmentation qu’elle évoque (sans d’ailleurs la nommer) concerne exclusivement dans son livre des écrits de femme – ce qui restreint le champ que nous avions proposé, comprenant des auteurs femmes et hommes de façon indifférenciée. L’« androgynotexte » de Serge Doubrovsky, qu’elle cite, est donc partiel, et appelle un autre ouvrage critique plus ouvert. Mais le grand mérite de notre collègue est d’avoir souligné à travers toutes ces œuvres ce qu’elle désigne comme « l’esthétique du divers » et d’avoir rappelé, par ce biais, qu’un texte, au sens étymologique, est une texture, voire un tissage fait d’éléments qui, souvent, entrent en conflit entre eux.

Pour terminer ce panorama bien évidemment trop rapide et inévitablement personnel, et afin de mieux cerner le concept, il faudrait sans doute s’interroger sur ce que serait l’exemple d’une « antifragmentation », de ce texte parfaitement lisse où tous les niveaux, du plus petit au plus grand, vivraient une vie de famille harmonieuse…


Celui qui peut d’emblée venir à l’esprit est celui du texte purement informatif où prédomine la fonction référentielle ; ce fameux degré zéro de l’écriture où n’interfère aucun élément perturbateur ; où la progression thématique est d’une continuité sans heurts, avec un début, un milieu et une fin… ; où l’on se situe dans le « non-genre par excellence » - ce qui est la caution d’un univers sans collisions - ; où aucun trait d’imagination ne vient entacher l’idéal sacro-saint du cognitif pur ; où enfin la syntaxe parfaite est sans fantaisie, aux antipodes des contorsionnismes divers, tels que l’extraction, la dislocation ou l’inversion… Tout cela dit, même si bon nombre de ces textes informatifs sont eux-mêmes des fragments d’un ensemble, comme dans le cas du Code civil, de l’encyclopédie ou du dictionnaire… Mais parfois, un lexicographe plus facétieux que les autres peut jouer à enchaîner narrativement les articles entre eux et à en réduire ainsi la fragmentation. C’est le cas de Yann Queffélec, qui, dans son Dictionnaire amoureux de la Bretagne , lie ainsi deux articles :


Outre les joies du rêve ultramarin, que vient-on chercher aujourd’hui sur le Belem ? Rien, si ce n’est…


(L’article « Belem » se termine ainsi par des points de suspension pour poursuivre directement sur l’article suivant, « Belle-Isle »).


… si ce n’est (répète l’auteur) le mieux caché des trésors, le plus précieux : soi-même.


Cette « soudure », qui rajeunit le genre avec une profonde singularité, permet ainsi, à travers les hasards de l’ordre alphabétique, des passages téméraires : de l’article « Radis » à l’article « Révolution », ou encore de « Sel » à « Suarès », de « Clemenceau » à… « Cochon », de « Large » à « Littérature », etc.


L’autre exemple de l’impossible « antifragmentation », nous l’avons déjà suggéré, pourrait être celui du classicisme qui, en ce qui regarde les infractions à la langue et à la littérature, semble avoir fait vœu de chasteté, et ignorer les délicieux chemins à des milliers de lieues des jardins à la française – chemins buissonniers dans lesquels Rabelais lui-même aimait s’écorcher à toutes les ronces linguistiques que son imagination délirante rencontrait. Le classicisme se trouverait ainsi à la jonction entre deux véritables explosions, celle de la Renaissance et celle initiée par la Révolution française, deux périodes qui contrastent avec l’ordre apparent. On pourrait faire, en ce sens, une nouvelle Histoire de la littérature qui serait une « Histoire de la fragmentation » …


On aura donc compris que ces explosions, plus ou moins violentes et ostensibles, se mettent au service d’une stratégie énonciative qui nous éclaire autrement, qui nous éclaire parfois mieux dans le chemin de la connaissance.





Quelques exemples tirés de la correspondance de Marguerite Audoux, sur laquelle je ne suis pas près d’avoir terminé de travailler, montrent bien la force, la signification et les effets de sens de la fragmentation qui y est mise en œuvre.


Première constatation : le propre de cette écriture en direct est de ne pas s’encombrer avec la syntaxe. Marguerite Audoux envoie par exemple à Larbaud, le 27 mai 1910, cette joyeuse pagaille grammaticale : « Ce pauvre Régis s’est cassé deux (attendez que je regarde dans le dictionnaire) Métacarpe, c’est-à-dire deux petits os du métacarpe . »

Au mois d’août suivant, elle lui livre une prose de la même farine :

Je n’ai pas eu le plaisir de lire votre traduction dans la NRF car Gide est absent de Paris depuis deux mois et comme il prenait sous son bonnet (non, pas sous son bonnet). Je ne sais comment dire. Enfin il me l’envoyait gentiment comme à une fidèle abonnée, mais du moment qu’il est au diable il m’y envoie aussi et je me brosse pour la NRF .

Bel exemple d’épanorthose, totalement agrammaticale et bien évidemment spontanée chez l’épistolière, tout comme les fantaisies orthographiques qui sont autant de grains de beauté qui ornent ses lettres, et les non moins nombreuses anacoluthes qu’elle sème de la même façon au hasard des pages.


Cette fragmentation syntaxique, c’est pour elle l’outil inconscient propre à affermir son univers, celui d’une familiarité et d’une fraternité qui, d’autre part, fondent son œuvre. Car le thème majeur orchestré par cette éternelle orpheline en est paradoxalement celui de la famille, une famille réinventée.


Outre cette familiarité, ce qu’il convient de noter dans cette prose vagabonde dont toutes les composantes se heurtent joyeusement, c’est le mélange des registres. Fragmentation qui d’ailleurs est souvent propre au style épistolaire et diaristique. Nous retiendrons à ce propos un seul exemple : si, dans sa lettre du 10 janvier 1912 expédiée de Toulouse à Lelièvre, le secrétaire de chez Fasquelle, la romancière lui dit que « [t]oute la boustifaille est de la première fraîcheur, et [que] pour peu d’argent on bouffe comme des rois. », elle est capable, sur la même page, d’évoquer le soleil qui « vous cuit d’un côté pendant que l’ombre vous gèle de l’autre. Et puis ici le ciel est toujours joli, avec des nuages légers qui laissent passer le soleil par des échancrures . »


Au niveau référentiel, on s’aperçoit aussi que le contenu n’est pas davantage soumis à des lois cartésiennes et obéit, en quelque sorte, à la « logique de l’instant ». Le coq à l’âne est fréquent et finit par créer une habitude à laquelle le lecteur se plie volontiers. On retiendra, pour illustrer cette tendance, l’inventaire qui, souvent, clôt la lettre juste avant la formule finale :

Werth va bien. Fargue est toujours très enrhumé et Michel s’ennuie bien. / Jeanne est décidément enceinte. Madame Philippe m’a de plus en plus dans le nez, et le Lampadaire écrase Gide de lettres. / Au revoir, mon cher Valery .


Dans certains cas, c’est l’ensemble de la lettre qui peut donner cette impression de patchwork : « Mon cher vieux, / Je travaille peu. Je dors beaucoup. Je parle de toi aux amis et le temps passe. / Je t’embrasse bien. / Marguerite ».


Finissons avec un exemple qui a trait à la progression thématique, c’est-à-dire à une véritable mise en œuvre non plus micro-, mais macrostructurale. Une progression thématique truquée, qui passe par la rhétorique captieuse que la romancière développe dans la lettre qu’elle adresse à André Gide au début du mois de novembre 1910 . Gide vient de prononcer sa conférence sur Charles-Louis Philippe, ce dont Marguerite Audoux le félicite. Philippe, rappelons-le, est mort précocement en 1909, juste avant la parution de Marie-Claire, et est une sorte de frère en littérature. La conférence sur Philippe est apparemment le sujet principal de la lettre de la romancière, mais le propos est vicié par un faux syllogisme où la mineure prend toute la place. Le supposé raisonnement, qui en réalité est un sophisme, est le suivant : « [N]ous ne devons pas parler de la vie de Philippe. Son œuvre seule doit être connue du public », or, une certaine Millie fait partie de sa vie (sous entendu : et non de son œuvre) ; donc, poursuit Marguerite Audoux, il ne faut pas parler de Millie ce qui arrange bien la possessive romancière, même si Millie a précédé Philippe dans la mort. En réalité, c’est à travers une prétérition bien ostentatoire que Marguerite Audoux va abondamment parler de Millie, cette même Millie qu’elle conseillait de passer sous silence. Il est en effet exclusivement question, ici, de l’ancienne maîtresse de l’écrivain que dans une surcharge de perfidie, et dans une condescendance non dénuée de mépris, Marguerite Audoux appelle « cette pauvre Millie » . S’il ne faut pas parler d’elle, insinue-t-elle hypocritement, c’est « pour ne pas créer une légende d’un Philippe sans cœur ». La romancière fait ici allusion au remplacement de Millie par une autre maîtresse, ce qui, selon certains, aurait précipité la fin de celle qui occupait la place la première. Ce que dit l’écrivaine de la jeune Bretonne n’est pas du tout gentil :


Moi qui les ai connus tous deux peut être mieux que personne, je peux penser à lui sans penser à elle, alors qu’il m’est impossible de penser à elle sans penser à lui. Philippe a été pour Millie toute la vie. Mais Millie a été un accident dans la vie de Philippe. […] On peut parler de Philippe par rapport à Millie mais pas de Millie par rapport à Philippe.


Conclusion secondaire, incluse dans cette longue mineure : les seules femmes dont il est loisible de parler sont des femmes de papier, c’est-à-dire les modèles des œuvres (Bubu et Marie Donadieu). Dans sa conclusion ultime Marguerite Audoux feint de n’avoir pas dévié de son propos (et l’on remarquera que le Donc qui inaugure cette phrase importante, donne à la totalité du faux raisonnement une sorte de caution juridique) : « Donc n’ayez aucune inquiétude, et si vous n’êtes pas satisfait de vous même, dites vous bien que personne n’aurait parlé avec plus de vérité sur notre ami. »


Le mot rhéteur, étant donné son histoire, n’a pas de féminin. Et pourtant, notre romancière eût pu revendiquer ce titre en vertu de l’art un peu perfide qu’elle manifeste dans cette seule lettre. Voyons y un signe favorable : celui d’une écriture qui, si elle peut apparaître d’une spontanéité délectable dans la quasi totalité du corpus, et à travers toutes les fragmentations linguistiques que nous avons pu observer, peut également manifester une rare maîtrise au niveau macrostructural, celle que l’on retrouve d’ailleurs dans d’autres passages de cette correspondance, qu’il s’agisse d’une narration ou d’une description particulièrement remarquable.


La fragmentation, finalement, est un peu l’art de l’oxymore, c’est-à-dire la mise en œuvre de la rhétorique du heurt, élargie à la poétique et à la thématique. En ce sens, la correspondance de Marguerite Audoux, est un bon exemple de spontanéité maîtrisée, autrement dit d’une continuelle fragmentation discursive qui donne raison à Max Jacob lorsqu’il affirme que les lettres sont des « petites œuvres d’art en liberté »


À la lumière de ces généralités, à la lumière aussi de ces quelques exemples empruntés au champ épistolaire alducien, on constate que la fragmentation, qui va s’incarner dans la dissémination, le heurt, le conflit, et in fine dans une réunion qui fait sens, est le moteur essentiel d’une esthétique littéraire moderne. D’où le titre retenu pour ces quelques pistes que nous venons de rappeler ou de suggérer, titre qui, en son terme, insiste sur la vertu de la fragmentation lorsqu’elle est au principe d’une véritable création.


Et en effet, dès que l’on sort du domaine littéraire ou artistique et que cette fragmentation devient un simple zapping consumériste, une tendance des médias à accumuler les informations sans les lier ni les commenter, une impuissance chez l’enfant ou l’adulte à maintenir son attention plus de cinq minutes sur un sujet, il est légitime de se demander si cette parataxe culturelle et existentielle a encore à voir avec la stratégie orchestrée qui est propre à l’acte créateur, et qui trouve sa liberté dans une contrainte consentie. La soif de savoir et la boulimie encyclopédique, qui pouvaient être une vertu à la Renaissance et à l’époque des Lumières, se seraient-elles donc délitées au XXIe siècle dans l’indifférenciation, l’éparpillement de données informatisées, volatilisées dès que compulsées ? Bref, la fragmentation n’aurait-elle plus comme effet, non plus la construction d’un sens, mais la vacuité du mirage qui vient de s’effacer ?


C’est sans doute là l’objet d’un autre débat, qu’il est peut-être encore un peu tôt pour mener…


 
 
 

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