top of page
Rechercher

[Textes inédits - Polars - Quartet]

  • Photo du rédacteur: Bernard
    Bernard
  • 9 avr.
  • 131 min de lecture

T

Bernard-Marie Garreau



QUARTET



ARGUMENT (Quatrième de couverture)

Jésus qui revient sur terre dans la peau d’Iviu Cristofini, un commissaire de police corse et intérimaire, vagabond et anar : au début, ça semble être une farce. Et même une double farce puisque l’auteur ne nous livrera rien, ou presque rien, de la nouvelle enquête qui justifie la présence de « Jésus-Christ » dans ces pages.

Et si l’enquête, justement, se situait ailleurs ? Et si Marco, l’un des quatre évangélistes, tous présents dans ce bouquin, nous livrait le fin mot de l’affaire en dénonçant cette entreprise impossible d’écrire sur des événements, ou sur la vie de quelqu’un, a fortiori quand on rédige à plusieurs ?

L’enquête dont il est question ici ne concerne donc pas l’un des nombreux crimes qui nous entourent, dont le plus inexpiable est de croire aux mirages de la réalité. Elle a pour objet les personnages eux-mêmes, parfois issus d’un mythe, et réunis par l’indicible.

Ce faux polar se passe dans les années 1970, avec en musique de fond du new-orléans joué par des manouches dans un troquet des Puces de Saint-Ouen.

L’auteur omniscient, d’abord invisible, prend corps vers le milieu du livre et nous fait pénétrer dans son atelier. On y découvre comment il fabrique ses personnages, notamment Jean-Édouard, l’éditeur qu’il recherche.

Le problème est que ce nouveau venu et plusieurs membres du « personnel » vont revendiquer leur autonomie et jouer les francs-tireurs en échappant au « Patron ».



PREMIÈRE PARTIE


JÉSUS

- Bordel de Dieu, mais réagissez donc, Saint-Louis ! Dites-moi au moins quelque chose ! C’est le téléphone qui vous paralyse ? Vous étiez moins emprunté hier dans votre déguisement ridicule !

- Je…

- Vous avez bien un embryon de début d’idée, non ? Pour une fois, Saint-Louis !

- Mais…

- Et soyez poli ! Regardez-moi dans les yeux !

- Mais nous sommes au téléphone, Monsieur le Divisionnaire !

- Et ne répondez pas ! Je vous donne la semaine pour tirer les choses au clair. Vous êtes allé sur place, au moins ?

- Écoutez…

- Non ? Même pas ?

- Le…

- Comment ?

- Le mystère est total, Monsieur le Divisionnaire ! Comme dans Edgar Poe.

- Vous vous foutez de ma gueule, Saint-Louis ?

- Peut-être que…

- Quoi encore ?

- Le commissaire Cristofini…

- Encore lui ? Mais vous n’avez aucun amour-propre, Saint-Louis ! Aucun ! L’État vous paye et vous garde par charité, vous savez ! Et vous savez aussi que j’ai eu Monsieur le Préfet pas plus tard qu’hier : une affaire qui risque de remonter très haut. Je vous vois vous enfoncer dans votre fauteuil, Saint-Louis ! Redressez-vous ! La semaine, je vous dis ! Pas un jour de plus ! Faites appel à lui si vous voulez ! Démerdez-vous avant que l’affaire ne fasse la une de la presse ! Vous êtes grillé, Saint-Louis !

Le divisionnaire a pu se contenir pendant toute l’engueulade. En raccrochant, il éclate de rire. Sa secrétaire pointe vers lui un regard interrogateur.

- Tu sais comme moi, Suzanne, que ce bon à rien est invirable : le préfet le protège. Autant s’amuser un peu !

Edmond Durandeau se lève et se dirige vers le bureau de la jeune femme. Il l’attire à lui, et laisse errer sa main sous sa robe.

Le commissaire Arsène Saint-Louis pousse un gros soupir en voyant entrer l’inspecteur Simon Kananaios. « C’est pour l’affaire », l’a-t-il prévenu dans son parlophone. « L’affaire », Simon l’a compris, c’est la dernière en date.

Encore ébranlé par le coup de fil peu amène que son divisionnaire lui a passé ce matin, Saint-Louis semble presque pâle, alors qu’hier encore, il était tout hilare. Pour oublier un moment cette histoire, il avait tenu à revêtir lui-même la robe rouge, le bonnet et la fausse barbe pour l’arbre de Noël organisé en faveur des enfants de la police de Bezon-Perret. Les deux rejetons d’un gardien de la paix s’étaient d’ailleurs mis à hurler en voyant arriver sur l’estrade notre Arsène avec sa hotte et sa mine réjouie. Il faut dire qu’un Père Noël géant à la face noire et au nez épaté n’a rien de rassurant pour des petits banlieusards dont l’univers se restreint souvent aux murs lézardés d’une HLM. La plupart ignorent jusqu’à l’existence, à deux pas de chez eux, de la Tour Eifel. Comment auraient-ils pu entendre parler de la Haute-Volta et savoir que ce pays d’Afrique est importateur de Pères Noël ? Les chérubins s’étaient calmés quand Assomption, l’épouse d’Arsène, avait distribué les cadeaux.

Les formes généreuses de la black beauty, presque aussi grande que son mari, disparaissaient sous son boubou coloré. Seule son agressive poitrine, qui pointait vers l’horizon, était réfractaire à toute dissimulation. La placidité nonchalante d’Assomption et son large sourire avaient mis en confiance les petits spectateurs. Arsène, couvert de sueur, continuait d’œuvrer sous son déguisement. Les yeux humides de bonheur et la banane aux lèvres, il faisait à présent des tours de prestidigitation qui fascinaient le jeune public.

Mais cette parenthèse est close. Le Père Noël d’un jour est revenu, comme tous les lundis, dans son maudit bureau, et, après la douche froide qu’il a essuyée ce matin, il ne fait plus le malin. Il en va de sa carrière et de sa réputation, si tant est qu’on puisse encore en recoller les morceaux ! Trop d’affaires ont capoté ces derniers temps, même si beaucoup ont été rattrapées in extremis par celui qu’il appelle maintenant son « Sauveur ».

- Il va falloir que vous le retrouviez !

- Oui, Commissaire, cela fait plusieurs jours que je le cherche, mais comme d’habitude, personne ne sait où il est !

- Ses fameuses retraites de quarante jours ?

- J’espère bien que non, Patron, parce que cette fois, ça urge ! Le mystère est total, et je ne vois que lui pour l’éclairer. Vous savez qu’il fait des miracles ! Il n’y a que lui qui…

- S’il vous plaît, cherchez-le encore ce soir ! Le divisionnaire me harcèle. Il m’a même menacé de m’envoyer en pénitence dans un trou de province !

- Je vais faire un effort, Patron. Et puis n’ayez crainte : vous savez bien que je finis toujours par me trouver, un jour ou l’autre, sur son chemin.

- Trouvez vite ce chemin ! Retrouvez-moi mon Sauveur ! Retrouvez-moi Jésus-Christ !

C’est le sous-brigadier Léon Leblanc, dit le Légionnaire, qui a surnommé Iviu Cristofini Jésus-Christ. Iviu, en effet, sacrifie à la mode soixante-huitarde avec sa pilosité indomptée et la longue tunique qu’il traîne par tous les temps, et qui demeure miraculeusement blanche. On pourrait le prendre pour un hippie, mais un petit quelque chose de plus, imperceptible, émane de sa personne. On devine chez lui un univers intérieur plus profond, une invisible résonance, une force et une lumière qui manquent aux intellectuels de service aspirant au retour à la terre. Il n’est que de suivre le parcours du « Sauveur » pour comprendre ce qui distingue l’original authentique des copies en série.

Iviu Cristofini, qui va sur ses trente-trois ans, naît en 1937 à Ajaccio, où il ne demeure qu’à peine un an. Son père, en effet, las de courir après l’argent, emmène sa femme et son fils sur le continent, où la famille se fixe, d’abord quelques mois à Marseille, puis définitivement à Bezon-Perret. En plus de son métier de menuisier, Jo Cristofini a appris seul le trombone et le piano. Dans les années cinquante, il jouera notamment avec Django Reinhardt et Boris Vian, accompagnant à l’occasion Juliette Gréco. Avec Myriam et son fils, ils s’installent dans une caravane sur un terrain vague de Bezon-Perret occupé par des manouches et envahi de carcasses de voitures. C’est là que grandit Iviu, au milieu des airs de guitare, des visites régulières de la maréchaussée, et des fumées de poitrines de moutons que les femmes font griller devant leurs roulottes. Une vie qui a toujours l’air provisoire. Le garçon travaille brillamment à l’école et au lycée. Il prend le chemin de l’université après avoir sauté plusieurs classes. Mais ses sandales empoussiérées ne foulent la fac de droit que pour les cours du soir, qu’il suit irrégulièrement. Dans la journée, il multiplie les petits boulots et parfois disparaît mystérieusement plusieurs semaines. À vingt-cinq ans, il réussit le concours de commissaire, mais n’accepte, après plusieurs stages chez Arsène, que des emplois intermittents. Jésus-Christ devient le seul flic intérimaire de l’Hexagone. Il règle les problèmes les plus insolubles, disparaît, réapparaît, s’évapore. Au départ, dans les années soixante-cinq, alors que sa réputation s’est vite imposée, il parcourt la France à pied, et offre ses services au hasard des étapes. Et puis il s’attache, pour des raisons qui n’appartiennent qu’à lui, au commissaire Saint-Louis, qu’il est le seul à prendre au sérieux. Après avoir été naguère son stagiaire, il ne travaille plus que pour lui, au coup par coup. Encore faut-il retrouver sa trace !

En ce soir frileux de décembre, mettre la main sur Jésus-Christ est donc l’exploit qu’une fois de plus essaie de réaliser l’inspecteur Simon Kananaios, qui est à quelques mois de la retraite. Toujours zélé, cet ancien Résistant peu bavard finit toujours, au grand soulagement de son chef, par retrouver son collègue. C’est comme si leurs deux ombres, leurs deux chemins, s’entre-devinaient dans la nuit et la sordidité des affaires qu’Arsène a tant de mal à démêler.

Étant donné l’heure relativement tardive – il est 20h passées -, l’inspecteur a décidé de faire un tour au Petit Saint-Ouen. Jo, le père d’Iviu, s’y produit encore avec deux musicos du camp et Jeannot, le vieux batteur qui occupe une caravane voisine de celle du pianiste-tromboniste. Mais souvent, Jeannot a du mal à retrouver le chemin des Puces. Ce semi-clodo, en effet, a la soixante-dizaine plutôt laborieuse. Malgré l’hygiène de vie exemplaire qu’il a respectée son existence durant, ses neurones, depuis deux ans, ont commencé à boucler les valises.

Tandis qu’il marche dans les Puces qui viennent de s’éteindre jusqu’au prochain week-end, Simon aperçoit au loin le bar musical qui fait aussi restaurant. Seule luciole qui vacille encore dans le fameux marché devenu pour quelques jours une sorte de cimetière de la brocante. Le bruit assourdi d’une mélodie fait battre le cœur fatigué de cette nuit de décembre trop tôt entamée.

Il abaisse le bois noir éculé du vieux bec de cane, et pousse la porte branlante embuée par l’atmosphère humide qu’un poêle à bois surchauffe. Le flot musical et la touffeur l’assaillent en même temps. L’orchestre se tient sur une estrade, au fond à droite. Jo fait éclore la Petite Fleur de Bechet avec son trombone dont les glissandos graves et rocailleux ajoutent à la nostalgie de ce déjà vieux succès. 1952, se récite Simon, car c’est un flic méticuleux et précis, qui de surcroît a la passion des dates.

Le tromboniste a laissé son piano à un habitué des lieux. Le vieux débris, une gitane maïs aux lèvres, parvient à jazzifier à souhait les accords, en dépit de la justesse relative de l’instrument et de son timbre de bastringue. Deux manouches accompagnent d’oreille les gémissements du cuivre, l’un à la guitare, l’autre sur une contrebasse qui a vécu. Un client de fortune, qui caresse sans conviction de ses balais une caisse claire fatiguée, a remplacé Jeannot, perdu sans doute dans un coin de sa banlieue où la police l’aura embarqué et ramené au camp. Il est devenu le protégé des agents qui, régulièrement, tentent de l’aider à rejoindre son existence. Mais quand il se met à la batterie, ses synapses semblent retrouver leur chemin. C’est le rythme, le rythme seul, qui le remet sur les rails et le sauve. Une pulsion qui, venue du plus profond de lui, se transmet à ses bras et à ses pieds sans lui demander son avis. Un autre lui-même qui l’aide à survivre dans le labyrinthe qui lui tient lieu de cerveau.

Bref, Jeannot n’est pas là. Mais c’est Jo que Simon voulait voir. Il attend donc la fin de la séquence musicale, et va le retrouver à la table où patiente Myriam, sa fidèle épouse.

Fidèle, Myriam ?

Jo se pose encore des questions ! Car trente-trois ans plus tard, Iviu demeure toujours pour lui un mystère embarrassant. Quelque temps avant sa naissance, Jo avait quitté une première fois la Corse pour aller chercher du boulot à la Capitale afin de se renflouer. À Ajaccio, il avait perdu ses deux emplois complémentaires - de pianiste de bar, la nuit, et de menuisier, le jour - chez Dominique, le vieux copain qui l’employait et avait, lui aussi, du mal à joindre les deux bouts. Lors de son exil, Jo avait trouvé un job de charpentier dans une grosse boîte de Levallois, et y était resté jusqu’en juin 37, avant de repartir sur son île pour rejoindre Myriam, qui avait vécu avec sa mère dans l’attente du retour du mari. Or, Iviu était né le 25 décembre de la même année ! Un magnifique bébé ! Ce qui rendait impossible l’hypothèse d’une gestation de six mois.

Jo avait été prévenu par une vieille voisine qui avait parcouru deux kilomètres à pied pour l’avertir, alors qu’il assurait une prestation avec son orchestre de l’époque pour un réveillon. Parmi les convives, figurait même Tino Rossi, alors trentenaire, qui, accompagné au piano par Jo, avait accepté d’interpréter Le Tango de Marilou et J’ai rêvé d’une fleur.

C’est dans cette atmosphère de fête que la vieille, tout essoufflée et recouverte du froid de la nuit, avait fait irruption pour raconter à Jo comment ça s’était passé : Myriam était descendue chercher de la charcuterie et des légumes dans la cave de sa mère. Et elle était tombée sur la terre battue en se tenant le ventre. C’est là qu’Iviu venait de naître.

Jo avait alors abandonné son piano, et sauté sur le premier vélo qui se présentât pour filer chez sa belle-mère. Elle avait installé des couvertures sous Myriam, et descendu des linges et de l’eau bouillie pour nettoyer sa fille et le bébé. Elle avait elle-même coupé le cordon avec un couteau de cuisine sur lequel subsistaient des restes de coppa. Quand Jo était arrivé, il avait d’abord chassé la chienne qui veillait sur l’enfant. Puis, aidé par la vieille et un voisin, le musico avait organisé le rapatriement de la parturiente et du rejeton dans la chambre de celle qu’on allait désormais appeler Grand-mère Anna. Iviu s’y était immédiatement endormi.

Un détail aggravant se confirma au fil des années et continue à torturer l’improbable père : l’enfant ne lui ressemble absolument pas ! Jo est trapu et très brun, de type nettement méditerranéen. Iviu, d’assez grande taille, a la barbe et les cheveux d’un beau châtain clair, un visage osseux et le nez fin et long, comme celui du vieux juif berbère qui, non loin du gîte de Grand-mère Anna, garde encore ses chèvres au pied de la montagne.

Simon salue Jo et Myriam, et leur demande la permission de s’asseoir à leur table.

- Té ! Vous savez que je n’aime pas trop les flics, Inspecteur ! Mais depuis que mon fils fait partie de votre maison, je me suis fait une raison.

- Justement, c’est lui que je cherche. Vous ne l’auriez pas vu dans le coin ?

- Il y a trois semaines qu’il n’a pas montré son museau. Pas vrai, ma douce ?

- Oui. Maintenant, quand il disparaît, on ne peut même pas supposer qu’il travaille dans un autre commissariat : il ne veut plus collaborer qu’avec le commissaire Saint-Louis. Mais il faut être confiant ! Vous savez, Inspecteur, c’est comme si je le sentais de nouveau tout près de moi. Oui, ayez confiance, je le sens : il va revenir bientôt !

Ce que disant, Myriam rajuste son voile bleu d’un geste gracieux qui lui est devenu familier. Depuis la naissance d’Iviu, on ne l’a plus jamais vue tête nue. En plus de ce mystère, à cinquante-trois ans Myriam a l’apparence d’une adolescente. Tout semble respirer la pureté en elle – ce qui rend les soupçons de Jo difficiles à concevoir, bien qu’ils soient objectivement fondés.

Ce qui se cache sous le voile de l’impénétrable Myriam est donc aussi énigmatique que l’origine d’Iviu. Jo, qui a cessé toute relation charnelle avec sa femme depuis l’énigmatique naissance, se perd en conjectures, et, sans se l’avouer, il se sent bien seul. Dominique, son confident d’alors, ne lui avait posé aucune question avant qu’il ne quittât définitivement la Corse. Même discrétion aujourd’hui chez ses amis musicos du camp, Jacinto et Manuel, aussi taciturnes que fiers. Quant à Jeannot, il a perdu toute curiosité à l’endroit de ses contemporains, qu’il ne reconnaît plus que dans des éclats de lucidité.

La mère d’Iviu vient souvent le voir quand elle rend visite à Jo, avec qui elle a conservé de tendres relations. Elle continue en effet à fréquenter son mari comme un frère, tandis qu’elle est devenue, à la majorité d’Iviu, ce qu’on appelle une laïque consacrée chez les petites Sœurs des Pauvres de Bezon-Perret : elle fait partie de leur communauté sans avoir prononcé de vœux. Jo, qui connaît Brassens, prétend que Myriam est le modèle de sa fameuse Religieuse, la séduisante nonne qui fait fantasmer les enfants de chœur.

Simon connaît tout cela, et comme les manouches du camp et tous ceux qui l’approchent, il vénère, lui qui n’a jamais connu la sienne, la mère d’Iviu. Tout en demeurant en retrait, elle aide parfois son fils dans ses enquêtes, à travers des mots simples qui jettent une lumière nouvelle sur des détails cruciaux.

L’inspecteur ne s’attarde pas. Il se lève, et les salue, ainsi que Grand-mère Anna, installée devant un jeu de cartes à une table voisine. Elle aussi a traversé la Méditerranée avec le couple et l’enfant, en 38. Dans le camp et au Petit Saint-Ouen, elle dit l’avenir.

- Vous ne voulez pas que j’interroge les cartes, Inspecteur ?

- Merci, Grand-mère Anna, une autre fois ! Pour le moment, je me contente de fabriquer moi-même mon futur.

À travers ses yeux plissés et ses rides, la vieille chouette fixe Simon.

- Le futur est plus fort que toi et que nous tous, Simon ! Je peux t’aider à l’affronter.

Mais le policier a déjà rejoint la sortie, sous l’œil compatissant de Myriam.

- Laisse-le, Maman ! Tu sais comme moi qu’il va vivre des choses pas faciles cette nuit.

Saisi par le froid du dehors, Simon hèle un taxi, providentiel dans ce coin désert. La 404 s’immobilise et le moteur diesel qui tourne au ralenti fait entendre le bruit de castagnettes de ses culbuteurs. Tandis qu’il perçoit au loin le trombone de Jo qui jongle avec Les Feuilles mortes, Simon se dit que le ronflement du G7 est aussi la mélodie intime du Paris nocturne qu’il aime.

Le vieux à blouse grise installé au volant s’informe de l’importance de la course, car il est presque l’heure d’aller remiser son bolide, et il a hâte d’aller se mettre les pieds sous la table. Il rêve de l’inimitable soupe à l’oignon que lui prépare parfois sa bourgeoise les soirs d’hiver. Il a baissé sa vitre à regret et s’emmitoufle dans le cache-col tricoté par sa bergère, car une brume glacée encercle le véhicule, et la bruine qui est tombée toute l’après-midi est en train de se transformer en verglas.

- Saint-Lazare, c’est dans vos cordes, Patron ?

- Si c’est dans mes cordes ? Vous tombez bien : j’y passe pour aller au dépôt. Vous y serez vers 9h.

Ce qu’ignore le chauffeur, c’est que Saint-Lazare est surtout le surnom de celui que Simon, après avoir fait chou blanc au Petit Saint-Ouen, cherche à rencontrer ce soir : Gottfried Dieudonné, l’ami intime, presque l’alter ego d’Iviu. Le jeune homme a tellement fréquenté la Salle des pas perdus que la métonymie s’est imposée d’elle-même : à force de s’y fondre et s’y confondre, Gottfried est en quelque sorte devenu le lieu même où, sans arrêt, il revient. La raison principale en est son affection pour Fernand, gueule cassée et manchot, qui, derrière sa petite table pliante, vend des billets de loterie. Et Dieu sait que Saint-Lazare en a foutrement besoin, de cette loterie nationale dont il achète parfois un billet entier ! Cent francs ! Une somme devenue énorme pour lui depuis quelque temps ! Souvent, Fernand la lui avance, tout en sachant qu’il ne la reverra jamais.

Saint-Lazare fait partie de la bande d’anciens copains de lycée qui, à plus de trente ans, se fréquentent toujours. Ses parents tiennent une petite épicerie à l’angle du boulevard de Grenelle et de la rue du Commerce, dans ce quartier du XVe bercé par les vibrations du métro aérien. Son père a le geste économe et l’âme sournoise du collabo de troisième zone. Tandis qu’il continue à thésauriser pour les vieux jours ternes et improbables qu’il a déjà dépassés, il hait ce fils dispendieux qui incarne tous les excès qu’il abhorre : pécuniaires, sentimentaux, éthyliques. La mère, elle, boulotte et effacée, compense les anathèmes paternels par une mansuétude qui confine à la faiblesse. La caisse de l’épicerie Dieudonné s’en ressent, car elle en extrait continuellement les billets honnêtement amassés pour éteindre les découverts et autres frasques de son fils.

Ce pathétique vaurien n’en cache pas moins dans une grange de Levallois une Jaguar MK2 dont il ne paye pas plus la vignette et l’assurance que la pension alimentaire de Lili, l’épouse sénégalaise lassée de l’incurie de son mari !

Tout cela, Simon le sait. À force de traquer le commissaire fantôme, il a en main bon nombre de cartes. Et en même temps, il ne comprend pas grand-chose à l’existence de ce personnage mythique. Ni à ses singulières fréquentations.

L’inspecteur règle la course au vieux, qui lui rend la monnaie de ses doigts chevrotants.

Après deux ou trois heures de flots de voyageurs, la gare a écrémé la vie laborieuse des fins d’après-midi pour offrir un décor quasi désertique. Fernand, avec le bras qui lui reste, a dû depuis longtemps remiser ses dixièmes invendus et avoir replié chaise et table.

L’inspecteur met donc le cap vers la rue d’Anjou où niche La Terre d’Auvergne. Le problème, c’est que Saint-Lazare et son acolyte sont déjà victimes d’une cuite de force 9 lorsque Simon se pointe. Fernand s’est levé et titube à moitié, la trogne rougie et la gueule de travers sous son unique narine. Il est parti dans un discours définitif sur les turpitudes de l’époque, que Saint-Lazare entend sans écouter. D’une main tremblante qui prolonge son unique bras, Fernand lève son verre comme une menace et peste contre le successeur du Grand Con, cette pompe à merde, cette pompe à fric qu’on a mis à la tête de la France ! Il postillonne et prend à partie le patron, qui se contente de soupirer et de lever les yeux au ciel – mimique habituelle, vide de sens, qui lui permet de ne jamais prendre parti tout en étant toujours d’accord avec le client.

En voyant entrer l’inspecteur, Saint-Lazare tente de se lever, mais retombe sur sa chaise. Il n’a pas l’endurance de l’ancien de Verdun qui, malgré ses soixante-quinze printemps, sa tronche en biais, son unique poumon et son bras solitaire, jouit d’une santé de fer dont les boissons fermentées qu’il ingère sans compter ne parviennent pas à venir à bout. Quand il touche sa pension, sa première dépense est pour Léa, une prostituée de la rue de Bucarest à peine plus jeune que lui.

- Bonjour, les amis ! Je viens aux nouvelles : Saint-Lazare, tu n’aurais pas vu Jésus-Christ ?

Le jeune homme, rendu à l’état d’épave, tente de recouvrer un début de réflexion.

- On lui avait donné rendez-vous il y a un mois avec la bande pour nos agapes annuelles. Tous étaient présents le jour J, sauf lui !

Au départ, la « bande », en plus de Saint-Lazare et Jésus-Christ, comprenait une dizaine de copains de terminale qui avaient juré solennellement de ne pas se perdre de vue après le bac. En réalité, après une quinzaine d’années, le temps n’a pas résisté à cet élan romantique. Les anciens potaches ne sont plus que cinq à demeurer inconditionnellement fidèles à une amitié scolaire qui les replonge dans l’insouciance de naguère. Quant aux « agapes », c’est leur dîner annuel au Fromage blanc, la brasserie de Montmartre où ils séchaient les cours. Une sorte de pèlerinage.

- Je crois qu’on est en train de vieillir, balbutie Saint-Lazare. Tout se fait la malle ! Mais Matthias, Marco et Lucien nous aident à maintenir le cap. Toujours est-il qu’Iviu, pour la première fois, manquait à l’appel. Vous savez, le vin paraît plus ordinaire quand on ne le partage pas avec lui !

- Ses parents, eux non plus, ne l’ont pas revu au camp depuis trois semaines. Tu ne vois personne qui pourrait savoir ?

- Essayez Madeleine !

Simon sait qu’Iviu va la voir quand il se sent vraiment trop seul. L’idée n’est pas mauvaise !

Fernand s’est rassis. Il hèle avec autorité l’Auvergnat.

- Mets-nous donc trois calvas ! Et pas de faux-cols ! Bon Dieu, quelle époque !

Madeleine, la fille de Jeannot, est une rouquine pulpeuse qui assume avec sensualité et effronterie la quarantaine qui vient de lui échoir. Sa caravane et celle de Jo encadrent celle du vieux batteur, qui la plupart du temps ne reconnaît plus ses voisins de palier. Même si, dans de rares sursauts de conscience, il engueule encore Madeleine, selon une habitude dont l’origine se perd dans les brumes de sa mémoire.

Il faut dire qu’à l’époque où ses méninges ne s’étaient pas encore croisé les bras, Jeannot avait eu du fil à retordre avec sa fille, abandonnée par sa mère alors qu’elle avait à peine trois mois. Les vieilles du camp avaient d’abord aidé le père désemparé à s’occuper du nourrisson grincheux, qui, en quelques années, devint une fillette insolente et capricieuse. À l’adolescence, sa poitrine se développa d’un seul coup, tels ces canots de sauvetage qui se gonflent en quelques secondes quand on les jette à la mer. Ces nouveaux appas, proportionnés au reste des attributs, ajoutèrent une dernière touche au portrait - crinière léonine, taches de rousseur, petit air effronté rehaussé par le nez en trompette. À dix-huit ans, Madeleine avait collectionné tellement d’aventures sans lendemain que son père, encore lucide à l’époque, affirmait qu’il n’y avait que les caravanes et les épaves du camp qui ne lui fussent pas passés dessus ! Il soupirait en la voyant se déhancher au milieu des manouches, et hors les limites du camp. Tout en chantonnant et regardant la population mâle par en-dessous, elle allait vers un avenir incertain, qui se précisa néanmoins quand elle commença, dans les années cinquante, à tarifier ses charmes.

C’en était trop pour Jeannot, qui sut prendre la bonne décision.

À l’époque, il jouait de la batterie la nuit, et le jour tenait Le Manège des Sentiers perdus, qui tournait place de la Commune, côté Capitale. Un quartier plus ou moins insalubre voué à la destruction, que sépare du camp un espace terreux et gris où est en train de pousser le périph.

La sublime machine de foire lui venait de sa mère, « la Léone » - une femme du XIXe siècle puisqu’elle était née en 1861. Elle avait épousé un gros Belge à bretelles qui dirigeait à Bruxelles une fabrique de carrousels et de grands huit. À la demande de sa femme, qui rêvait depuis qu’elle était fillette de faire tourner un manège, il avait conçu cette pièce unique.

Une cloison circulaire en larges clins de bois, mobiles comme les lattes d’un store, se referme dès que le carrousel se met en marche. À l’intérieur, des lumières bleues et rouges créent alors une ambiance particulière en éclairant carrosses, ballons dirigeables, équidés montants et descendants, harnachés comme pour un tournoi. Quand la machine a pris son allure de croisière, des trappes s’ouvrent tout autour de la colonne centrale renfermant plusieurs lanternes magiques qui projettent toutes le même conte de Perrault ou le même récit biblique, tel Jonas dans le gosier de sa baleine ou la scène du buisson ardent. Car Niklaus, l’époux de la Léone, avait une foi de charbonnier chevillée à l’âme. Ce qui ne l’empêcha pas d’être envoyé ad patres un peu plus tôt que prévu, alors qu’il essayait un grand huit et qu’il se trouvait dans une nacelle mal fixée. Tous les badauds purent, en poussant des cris d’horreur, admirer son grand soleil avant que ses cent trente kilos ne s’écrasassent au sol. Beau salut final, mais qui laissa la Léone désemparée. Elle vendit le fonds, et garda le manège, qu’elle fit transporter à Paris, alors qu’elle était enceinte de Jeannot. Puis, à la majorité de son fils, avant de mourir, elle lui laissa les commandes du carrousel qui fait encore rêver grands et petits, et jouit d’une renommée internationale chez les amateurs et les curieux. Il a même retenu l’attention de célébrités. André Breton et ses coreligionnaires sont, paraît-il, montés dans cette merveille insolite, et Aragon aurait hésité à en parler dans son Paysan de Paris.

On se perd en conjectures sur l’origine du nom qui apparaît en lettres noires sur un panneau en châtaignier, au-dessus de la caisse : Le Manège des Sentiers perdus. Une histoire secrète entre la Léone et Niklaus ? Une allusion poétique à la féerie sans âge des contes ou aux scènes bibliques qui se perdent, elles aussi, dans la nuit des temps ?

Jeannot, si tant est qu’il ait été au courant, n’est plus guère en état de répondre, même si cette attraction a été son gagne-pain, de la fin de la Première Guerre jusqu’aux années cinquante – la période où Madeleine commençait à vraiment mal tourner. À l’époque, ses cachets lui suffisaient pour vivre, et il décida de laisser l’affaire à sa fille pour la distraire de son coupable commerce. Il ne se faisait cependant guère d’illusions : elle avait un volcan au cul et elle continuerait à distribuer ses faveurs au tout-venant. Mais grâce au Manège des Sentiers perdus, elle aurait un nouveau pignon sur rue qui ferait oublier le premier, et l’honneur de la famille serait ainsi, peu ou prou, préservé. 

Jeannot a la vague impression d’avoir oublié quelque chose. Il erre au milieu du camp, puis, sans vraiment l’avoir décidé, passe par une brèche de la palissade et se dirige vers le périphérique en travaux, dont il traverse le chantier. Seul son instinct le pousse, seules ses jambes se souviennent. Il prend la direction de la place de la Commune, distante d’environ huit cents mètres.

Au loin, la masse grise du manège semble l’attendre. Sans hésitation, il s’y rend, comme à un rendez-vous. Parvenu devant la caisse, il se baisse et ramasse la clef, cachée entre deux planches de la petite guérite. Dans un cadre en bois sont annoncés les tarifs. La fameuse invite, devenue obsolète, n’a pas été enlevée : « Gratuit pour les bonnes d’enfants et les militaires ».

Il ouvre alors la seule porte en bois qui permet de pénétrer dans le carrousel fermé par les clins, et actionne vers le bas deux gros leviers dont les manches de bois ressemblent à de vieilles queues de casseroles.

*

Pour le piéton qui aime flâner dans le vieux Paris menacé par les plans d’urbanisation, la place de la Commune et son carrousel forment une sorte d’étape hors du temps au milieu de la longue rue de la Maltournée qui croise la rue de l’Annonciation. Non loin du manège, couché sur le seuil du Comme chez soi, un prix-fixe qui sent le graillon refroidi, un chien se met à grogner en direction de la branche nord-est de la rue de la Maltournée. Au loin, une ombre se distingue à peine, grandissant lentement dans sa marche égale, d’où s’élèvent, telle une auréole instable, quelques filaments de buée.

À l’extrémité sud-ouest, une autre ombre s’avance d’un même pas régulier et immobile, le même nuage intermittent de brume au-dessus d’elle. Le chien tourne son mufle, grogne de nouveau, puis fait mine de se rendormir.

*

Avant le départ du manège, les clins se sont de nouveau ouverts, puis refermés. Comme dans une boîte de nuit, les néons bleus et rouges s’allument dans un tremblotement encore indécis, et la lourde machine commence à se mouvoir. Jeannot, qui prend le manège en marche, s’est choisi un cygne en forme de nacelle, celui qu’enfant il a toujours préféré, et dans lequel la Léone le laissait monter et faire plusieurs tours quand il revenait de la communale. Il se sent enfin chez lui. Il s’endort.

*

Les deux ombres se sont rapprochées, ne sont plus qu’à quelques mètres de la place de la Commune, puis se joignent. En reconnaissant Iviu, Simon devrait normalement pousser une exclamation de surprise, frotter ses yeux incrédules. Mais il est habitué à retrouver son collègue dans les circonstances les plus inattendues. C’est à chaque fois une apparition. Jésus-Christ se trouve justement sous un réverbère qui éclaire le verglas figé sur le sol. Il semble en lévitation sur le miroir né de cette espèce de bruine qui continue à pénétrer la nuit et qui a fait relever son col et serrer son cache-nez à l’inspecteur. Que dire, une fois de plus, sinon une banalité ?

- Ça, c’est un hasard, Commissaire ! Je cherchais Madeleine pour remettre la main sur vous, et vous voilà !

- Il n’y a pas de hasards, Simon, tu le sais bien ! Deux hommes étaient simplement en route, au même moment, tous les deux dans la nuit. Les probabilités de se rencontrer étaient faibles, mais le destin l’a voulu ainsi.

- Ou la providence.

Simon, contrairement à son énigmatique collègue, et bien qu’il ait l’âge d’être son père, vouvoie son supérieur. Mais le tutoiement dont use Iviu ne sacrifie ni aux prérogatives de la hiérarchie ni à une familiarité qui ne lui ressemblerait pas. Quand il y a recours, le tu est un pronom plus solennel et moins commun. Comme si, en l’occurrence, l’inspecteur Simon Kananaios était une sorte d’élu.

- La providence ? Il ne faut pas exagérer, Simon !

- Qu’est-ce que vous voyez comme différence ?

- Si mon ami Saint-Lazare gagne à la loterie nationale, c’est le destin. De même que nos deux chemins qui ont convergé appartiennent eux aussi au destin. Si en revanche, lors d’une enquête, il me semble entendre la voix de ma mère m’indiquer une piste, là c’est la providence. Tu vois la place où nous nous trouvons ? Elle se trouve à la croisée des rues de la Maltournée et de l’Annonciation. Cette image cruciale parle à elle seule.

Simon n’est pas idiot, mais il lui faut parfois se concentrer. Le fil qu’Iviu dévide, apparemment évident pour lui, fait parfois des nœuds dans la tête pourtant bien faite de Kananaios. Car le commissaire vagabonde autant sur les routes que dans les paraboles, et il n’est pas toujours facile de lui emboîter le pas.

- La providence, c’est plus fort que le destin ?

- Ce n’est ni plus fort ni plus faible, Simon. C’est différent. Ça se complète.

- Et dans nos enquêtes, vous pensez que la providence… ?

Mais Iviu ne répond pas.

L’inspecteur réalise soudain tout l’insolite de cette discussion métaphysique entre deux représentants de la loi, à plus de onze heures du soir sur une place gelée du vieux Paris, alors que l’enquête qu’ils ont à mener devrait seule les occuper. C’est presque à douter de la réalité de cette rencontre ! Simon se dit qu’il est grand temps d’atterrir, et d’en revenir à des propos plus terre-à-terre.

- Vous parliez de Saint-Lazare. J’étais justement avec lui tout à l’heure. Lui aussi vous cherche !

- Et tu as fait le chemin à pied, depuis la gare ? Tu es pourtant en service ; tu aurais pu prendre un taxi.

- Oui. Je ne sais pas pourquoi. Comme une sorte d’instinct qui m’aurait fait prendre pedibus cum jambis cette route, qui passe par la Trinité. Une voix sortie de la brume qui m’aurait dit de prendre mon temps pour aller vers le manège. La fameuse providence ? Après Saint-Ouen et Saint-Lazare, c’était le dernier endroit où je pouvais espérer découvrir un signe de votre présence. Si je n’étais pas venu à pied, je ne vous aurais jamais retrouvé !

C’est à ce moment que le carrousel s’éclaire et fait entendre le ronronnement de sa mécanique, tandis que le limonaire entonne Le Beau Danube bleu. Le chien se met à aboyer avec rage, des volets battent. Une porte s’ouvre.

- C’est pas fini, ce bordel ?

Les deux collègues se dirigent vers le manège.

- Décidément, Commissaire, c’est une drôle de nuit qui s’annonce ! Qu’est-ce qui se passe ?

Les deux hommes ouvrent la petite porte en bois. L’orgue de foire joue maintenant, sur un rythme sautillant, la Marche funèbre de Chopin. Lové dans sa nacelle, Jeannot dort toujours. Derrière lui, en amazone sur l’un des chevaux de bois qui s’élève régulièrement, Madeleine, toujours avenante, semble vouloir inviter les deux policiers à les rejoindre, elle et son père. Mais le sourire qui a aguiché des troupeaux de mâles semble s’être figé. Seules ses mains encore crispées sur la barre verticale l’empêchent de tomber.

Iviu se dirige vers le levier qui meut le carrousel et l’abaisse. Le manège s’alentit progressivement, puis s’arrête, tandis que la musique continue. Malgré sa silhouette filiforme, Jésus-Christ possède une force peu commune. Il saisit Madeleine, et l’allonge sur une des banquettes destinées aux mères en attente de leurs rejetons. Madeleine respire encore, mais Jésus ne parvient pas à la sortir de sa léthargie. Il remarque alors, à la base de la nuque, cet endroit tiède où il aime l’embrasser, une piqûre qui ressemble à celle d’un taon. Le commissaire semble perplexe et scrute le reste de la scène.

Les ronflements de Jeannot continuent à couvrir la musique moelleuse du limonaire.

- Mon cœur est comme un arc-en-ciel, mes amis ! D’un côté, l’inspecteur Kananaios me ramène Iviu – ce qui comble mon attente - ; et de l’autre, l’amie du commissaire, retrouvée en pleine nuit dans son manège, demeure sans connaissance !

« Jamais nous ne goûtons de parfaite allégresse :

Nos plus heureux succès sont mêlés de tristesse ;

Toujours quelques soucis en ces événements

Troublent la pureté de nos contentements. »

- Le Cid, acte III, scène 5, conclut Iviu. N’aie crainte, Arsène, Madeleine se réveillera bien un jour ! L’interne a paru confiant. Toutes les mesures sont dans les clous : température, tension, pouls. Des analyses de sang sont en cours. Peut-être aura-t-on bientôt la clef.

Il est presque minuit. Assomption s’est jointe à l’équipe avec du café frais, des beignets de maïs et un reste de sa fameuse soupe au piment. Iviu aspire par petites lapées le bouillon brûlant qui lui fait oublier le froid de la nuit. Mais cette incompréhensible léthargie dont Madeleine n’est toujours pas sortie continue à le tarauder. Il cache son désarroi, mais il en a gros sur la patate !

Très tôt, dès le début de ses études de droit, il avait pourtant pris conscience du danger que constituerait tout emprisonnement humain : l’assujettissement aux biens matériels, à l’argent, à l’alcool ou à la drogue dont certains de ses condisciples lui donnaient le spectacle ; mais aussi, et surtout, la passion amoureuse. L’attachement à une femme comporterait, il l’avait tout de suite pressenti, de gros risques, et en particulier celui de s’éloigner de soi-même au profit d’habitudes anesthésiantes. Iviu voulait demeurer éveillé et disponible aux autres. Avec Madeleine, il aurait affaire à une spécialiste de l’amour, et en serait quitte avec la jalousie, les désaccords et la routine. Tout cela était bien beau en théorie, mais Iviu, au fil des rencontres, s’était attaché à cette fille publique, et était même devenu amoureux d’elle.

La voix un peu tremblante de Jésus-Christ n’abuse personne. Tout un chacun, parmi les policiers et les manouches, connaît sa liaison avec la fille du manège, seule entorse à sa vie plutôt ascétique. Mine de rien, on l’a souvent observé : parfois, il n’entre pas dans la caravane, mais se contente de se promener avec Madeleine, qui semble boire ses paroles. Et les autres fois où les amants s’isolent, les caravaniers, derrière leurs rideaux, ont bien suivi le rituel : dès son arrivée sur le seuil, Iviu se déchausse, et son amie lave ses pieds encrassés par la route. Une fois, on l’avait même vue les essuyer avec son épaisse chevelure rousse, qui fait fantasmer ceux qu’elle fascine.

Cette liaison est-elle pour autant un accroc dans la vie de Jésus-Christ ? Nul – manouches ou collègues – ne le pense, car ce singulier couple respire la santé et la sérénité. D’ailleurs, depuis le début de leur liaison, Madeleine a changé. Elle n’a plus ce rire vulgaire qui glaçait le sang des plus timides. Ni l’insulte facile qui, parfois, l’avait mise en péril avec des clients peu recommandables. Des clients, elle en prend d’ailleurs de moins en moins. Le manège lui suffit pour vivre, et puis elle aussi s’est éprise petit à petit du commissaire fantôme dont parfois elle attend longtemps le retour. Mais aucun des deux ne pose de questions. Ni elle sur la vie errante de son compagnon, ni lui sur les clients qui lui restent. En outre, les fureurs utérines de Madeleine se sont calmées, ou plus exactement ses ardeurs ont rejoint une tendresse jusqu’alors inconnue à l’endroit de celui qui a choisi de vivre sa vie amoureuse comme ses enquêtes, ses amitiés et ses relations familiales, c’est-à-dire en intérimaire.

Hélas, Madeleine n’a toujours pas quitté les bras de Morphée ! Qui donc lui a fait cette piqûre ? Et comment ? Emmenée en urgence à l’hôpital le plus proche, elle a effectivement subi tous les examens nécessaires : tout est normal, et elle ne se réveille toujours pas. On a beau interroger Jeannot, qui roupillait à côté d’elle entre les ailes de son cygne, puis qui avait suivi sans regimber les deux policiers au commissariat, ses réponses sont encore plus énigmatiques que les images ou les paraboles d’Iviu.

- Madeleine ? Je ne l’ai pas vue depuis des années. C’est un dimanche qu’elle est partie. Le jour du bon Dieu a un drôle de parfum, vous ne trouvez pas ? Ça vient de quoi ? De l’odeur de l’encens ou de celle du gigot ? Mais j’y pense : il faudrait aller arrêter le manège !

Jésus semble à présent d’autant plus songeur dans le bureau surchauffé de Saint-Louis, qu’un silence de béton vient de s’abattre sur la petite troupe après les paroles de Jeannot. Les événements, mais aussi cette fatigue quelque peu pâteuse des débuts de nuit blanche.

Le planton Léon Leblanc, dit le Légionnaire, fait partie de ceux qui sont restés au commissariat pour les besoins de l’affaire que Saint-Louis, une fois de plus, n’a su résoudre. Une affaire doublée maintenant de ce que tous appellent déjà « le mystère Madeleine ».

On sait peu de choses sur le Légionnaire. Son surnom lui vient de l’Algérie. De graves délits de droit commun l’auraient ensuite conduit en prison, d’où il serait sorti pour rejoindre la Légion et blanchir son casier avant de se faire oublier en tant qu’agent de liaison et homme à rien faire dans le commissariat de Bezon-Perret.

Pour continuer à effacer son ardoise, il s’est petit à petit forgé la nouvelle image clochardisée d’un naïf un peu demeuré. Mais Iviu ne marche pas dans la combine et fixe ce Judas de façon peu amène quand il fait son numéro. Même répulsion chez Assomption, qu’effraie et dégoûte l’aspect de ce prétendu clodo de la police. Outre qu’elle se méfie des rouquins, on ne trompe pas Assomption sur la marchandise : quand un bipède n’a pas la conscience passée au Miror, elle le sent immédiatement. Grand-mère Anna possède, elle aussi, ce sixième sens, qui l’aide bien quand elle tire les cartes. Les deux femmes se sont d’ailleurs déjà rencontrées et appréciées.

Le Légionnaire a décidé de faire parler Jeannot, qu’il a l’air de soupçonner, mais il se prend sérieusement le mur.

- Tu ne vas pas me dire que tu n’as rien vu, Jeannot ! Tu étais bien dans le manège !

- N’insultez pas ma mère, s’il vous plaît ! Elle a connu la Commune, et mon père en avait fait une reine !

- Laissez-le, Leblanc ! intervient l’inspecteur Kananaios.

Le Légionnaire hausse les épaules et attaque un nouveau beignet de maïs sous l’œil noir d’Assomption. C’est à ce moment-là que Jeannot semble recouvrer, comme cela lui arrive rarement, un soupçon de lucidité en s’adressant au planton.

- N’importe comment, quand vous êtes sorti du manège, Madeleine dormait déjà.

Tous les regards se tournent vers le Légionnaire, qui avale de travers son beignet. Mais il reprend vite son assurance.

- Vous avez raison, Kananaios, il n’y a pas grand-chose à tirer de ce vieux fou !

Il n’ose regarder vers Iviu, qui le transperce du regard avant de se retirer.

- Vous ne restez pas avec nous, Jésus ? s’enquiert Assomption.

- Non, j’ai à faire !

- L’affaire ?

Il semble à bout.

- Oui, l’affaire !

Au même moment, Matthias Lévi, Marco Léo et Lucien Letaure franchissent le seuil de La Terre d’Auvergne. Le patron, qui n’a laissé allumé que le néon du zinc, a visiblement l’intention de fermer sans tarder. Mais Fernand continue de haranguer, calva au poing, le public imaginaire qu’il s’est fabriqué. Quant à Saint-Lazare, il a décidé de recouvrer ses esprits en buvant force bols d’un bouillon de pot-au-feu que l’Auvergnat est allé lui réchauffer.

Ses trois condisciples, qui viennent d’entrer, cherchent eux aussi Iviu, après être sortis d’un concert de Messiaen à la Trinité, où ils pensaient trouver leur ami. Car la petite bande nourrit une véritable passion pour ce compositeur qu’ils vont parfois écouter à la grand’messe du dimanche quand il s’enferme dans sa tribune. Le Maître a donné ce soir La Nativité, qu’il a choisi symboliquement d’interpréter jusqu’au-delà de minuit. L’orgue, qui a empli l’âme et le corps des trois copains, a en même temps révélé l’absence de celui qui leur avait fait faux bond à leur dernier dîner de potaches. Mais en même temps il était là, dans l’odeur refroidie de l’encens qui semblait sortir des piliers. C’est comme si Iviu leur avait parlé à travers la musique, comme s’il leur avait lancé un signe, tel un sémaphore, pour leur faire savoir qu’il n’était plus très loin d’eux. Ils partagèrent spontanément cette curieuse impression en sortant de l’église située à deux pas de la rue d’Anjou. Toutes chances de retrouver à La Terre d’Auvergne Saint-Lazare, l’ami de cœur d’Iviu, qui pourrait peut-être les remettre sur la piste de l’énigmatique pèlerin.

- N’ayez crainte, Patron ! rassure Marco avec son mètre quatre-vingt-dix et ses cent kilos de gentillesse. Nous ne venons pas prendre racine chez vous, mais nous cherchons un ami.

- Décidément, tout le monde cherche après lui, lance Saint-Lazare, que son rince-cochon a remis sur le droit chemin en lui permettant à nouveau d’articuler et de réfléchir.

Derrière sa moustache à la Brassens, Lucien Letaure rassure l’Auvergnat.

- On vous laisse fermer boutique, René, vous devez avoir sommeil !

Force est à Fernand de clore son discours et de suivre la petite bande.

Sur le trottoir, on prend congé de lui tout en décidant de finir la soirée au Fromage blanc, qui jouxte le Sacré-Cœur. La brasserie, qui est le fief de la petite bande depuis le lycée, s’est mise au diapason des Halles en servant de la cochonnaille, quelques plats roboratifs et des soupes à l’oignon toute la nuit. Sans oublier la fameuse fromagée, moulée dans un Sacré-Cœur et apprêtée par la patronne, une solide Berrichonne qui hache devant le client ses fameux « appétits » - ciboulette, persil et échalotes. Le côté kitch du chèvre frais transformé en basilique contribue au succès de la brasserie. Que ce soient les Montmartrois snobinards ou les provinciaux venus s’encanailler à Pigalle, les noctambules concluent souvent leurs errances parisiennes dans l’ineffable établissement. Le brouhaha est à peine couvert par un piano désaccordé que caresse un vieux musicien, une sorte de croisement entre Emmanuel Chabrier et Jean Tissier.

Montmartre n’est pas loin, mais Matthias propose de héler un sapin. Saint-Lazare intervient :

- J’ai ma Jag garée rue de l’Arcade.

- Tu ne vas tout de même pas me dire que tu as pris ta caisse, dans l’état où tu étais ! s’étonne Lucien.

- J’étais un peu moins bourré quand je suis parti, et je viens de prendre un antidote maison. Et puis je n’ai plus un rond. Lili, qui m’héberge pour quelques jours, n’a rien voulu me donner. Quant à mes vieux, ils ont fermé boutique pour aller enterrer un vague oncle à Nemours. Alors, faute d’avoir un ou deux tickets de métro ou un billet de cinquante francs pour prendre un taxi, j’ai sorti mon bolide. Mais je n’ai ni vignette ni assurance, et en prime j’ai les huissiers au cul. Pour le moment, je planque ma bagnole dans la remise d’un pote garagiste. Mais lui aussi a l’administration aux fesses !

Ses trois potes n’ont pas l’air surpris, mais ils poussent en même temps un soupir compatissant.

- Bon ! se décide Marco, qui semble s’amuser d’une situation qui le renvoie aux folles équipées de ses dix-huit ans, on va juste essayer de ne pas se faire gauler sur les boulevards !

Rue de l’Arcade, l’anglaise vert anglais attend gentiment – une vraie de vraie avec mascotte et conduite à droite. Saint-Lazare déverrouille la poule de luxe. Puis il va prendre un marteau dans le coffre, et ouvre le capot. Après plusieurs bruits sourds, il se précipite au volant, met le contact, et les six cylindres font alors entendre leur musique.

- Le démarreur est fatigué, explique-t-il. Il faut un peu lui titiller le berlingot !

Les copains se marrent. Un bien-être les envahit. Celui de la jeunesse qu’ils retrouvent.

Ils sont tous les trois de 1935. Iviu, né en 37- presque en 38, est le plus jeune de la bande, et Saint-Lazare a un an de moins que le trio qu’il convoie. À l’époque du bahut, il avait un an d’avance et ne traînait pas encore sa fainéantise endémique. C’est après le bac que tout s’est gâté. Cela date du jour où il tomba amoureux de Madeleine, qui fut pour lui comme une apparition alors qu’il accompagnait Iviu au camp. Un banal, mais violent coup de foudre ! Peu farouche, elle répondit sans mal à ce qu’elle prit pour des avances, et l’invita dans sa caravane. Alors que sous ses yeux ébahis elle dégrafait son soutien-gorge, elle lui demanda « son petit cadeau ». Devenu blême, il la quitta sans un mot, et rejoignit Iviu qui, l’œil attristé, mit la main sur l’épaule de son ami. Le futur commissaire par intérim, qui n’avait pas encore goûté aux charmes de la fille du manège, comprit que Saint-Lazare venait de vivre un drôle de baptême. Une épreuve qui allait le conduire à sa perte.

Marco, lui aussi, avait flashé sur Madeleine. Mais, plus aguerri que Saint-Lazare, il s’était fait une raison. Avant qu’Iviu ne devienne le régulier de la dame, il expérimenta lui-même la pulpeuse rouquine certains soirs de solitude. Il est maintenant marié à une physicienne, chercheuse au CNRS, et lui-même est prof à la Sorbonne. Un enseignant quelque peu atypique, spécialiste de Léon Werth, l’écrivain dédicataire du Petit Prince. C’est l’intello de la bande.

Si Marco est captivé par le personnage d’Iviu, qui rejoint l’anarchisme de Werth dans ses errances et ses réactions inattendues, Matthias, lui, est carrément fasciné. Jésus-Christ est à ses yeux l’antithèse vivante des finances dans lesquelles, Dieu sait pourquoi, il a mis les pieds. Iviu est pour lui une sorte de Sauveur, en ce qu’il le ramène à son idéalisme premier. Il n’avait trouvé les Impôts qu’en désespoir de cause, alors qu’il s’était marié trop tôt. Tout comme Saint-Lazare, qui jeta son dévolu sur Lili pour oublier Madeleine.

Quant à Lucien, le petit râblé qui, derrière sa moustache, suce perpétuellement une vieille pipe éteinte, il est toubib – l’un des généralistes de Bezon-Perret. Esprit scientifique d’une grande clarté, il a cependant déjà fait appel aux dons de magnétiseur d’Iviu dans certains cas désespérés.

Après avoir laissé la voiture dans un coin sombre de Montmartre, les trois compères prennent place avec Saint-Lazare sur la banquette et les chaises en skaï rouge du Fromage blanc. Ils représentent, mais en apparence seulement, l’image inverse de l’ami que cette nuit ils recherchent. En particulier Lucien et Marco, qui n’ont jamais fait mystère de leur matérialisme. Mais ces prétendus esprits forts vouent en même temps à Jésus une secrète vénération. Et ce soir, ils éprouvent plus qu’à l’ordinaire cette mystérieuse absence qui rend la présence d’Iviu encore plus réelle.

- On t’invite, Saint-Lazare ! Comme ça, on sera quitte pour le taxi que tu nous as évité de prendre ! Paris by night en Jag, je ne m’attendais pas à ça ! Tu n’auras même pas besoin de nous raccompagner : tu sais qu’on crèche tous à deux pas, dans le XVIIIe. Aucun de nous trois n’a quitté le territoire du lycée !

Marco, derrière son allure de colosse et son côté bourru, est toujours d’une délicieuse délicatesse. En cela, il ne ressemble pas à ses collègues universitaires qui, à l’issue de déjeuners pris dans le Quartier latin, pinaillent toujours minablement sur les prix et la part de chacun au moment de l’addition. Matthias connaît la même honte avec les besogneux ronds-de-cuir des Impôts. Cette nuit, le trio qui s’est retrouvé à la Trinité échappe ainsi à la quotidienneté en redevenant, comme il y a un mois, de simples zozos. Tous trois viennent de rayer la petite vingtaine d’années qui précède. Les contraintes qui se sont accumulées avec l’entrée dans la vraie vie adulte volent en éclat. On se sent bien dans cette solitude commune qui a rayé le temps. Seul Iviu manque aux quatre bacheliers !

C’est Matthias qui remet le sujet sur le tapis tandis qu’on leur apporte une bouteille de Brouilly et une terrine de pâté en guise d’apéro. Ils avaient abordé une fois de plus la question lors du dernier dîner annuel.

- Le projet pourrait être sérieux, les gars !

Marco acquiesce. C’est lui qui, le premier, en avait parlé peu de temps après le bac, à leur deuxième ou troisième réunion. Et en même temps, il réalise le caractère utopique de leur rêve.

Marco avait plutôt été un cancre prolongé au lycée. Il avait obtenu miraculeusement le fameux bachot, où il avait rejoint les 45% de reçus de l’époque. Ce succès inopiné l’avait fait réfléchir. Il n’avait jamais vraiment travaillé, mais possédait une grosse culture littéraire, car il avalait tous les livres qui lui tombaient sous la main. En s’inscrivant en première année de licence de lettres, il ne savait trop ce qu’il espérait, mais il eut soudain l’obscure certitude que quelque chose allait se passer. C’est Irène Lalovitch, une jeune et séduisante prof spécialiste de la Belle Époque, qui créa le choc. Elle lui fit connaître Léon Werth, nom demeuré obscur dans l’Histoire littéraire, et dirigea plus tard sa thèse d’état sur cet écrivain. C’est encore grâce à elle qu’après avoir passé l’agrégation il obtint le prestigieux poste à la Sorbonne. Il faut dire que des relations encore plus sensibles que celles créées par la fréquentation des beaux textes l’unissaient à celle qui devint à part entière son égérie en l’encourageant à écrire. La seule déconvenue de Marco fut le refus que tous les comités de lecture opposaient à ses manuscrits. Mais il avait continué à nourrir sa passion et noircissait des nuits entières des pages abondamment raturées.

- Oui, Matthias, poursuit Marco, c’est un beau projet ! Un projet difficile, car écrire sur Iviu n’est pas simple ! Vous savez que pour rédiger ce genre de récit, on en revient inévitablement aux catégories des Anciens. Pour simplifier, si l’on veut écrire la vie de notre ami, comme d’ailleurs on le ferait pour n’importe quel écrit, il faut en passer par la récolte des éléments, leur classement, et enfin leur mise en forme définitive par l’écriture. Pour les deux dernières étapes, il n’y a pas de problèmes. C’est la première, c’est-à-dire la recherche d’une matière, qui paralyse notre entreprise. Pour le moment, que connaît-on de la vie d’Iviu Cristofini ? Qu’il est né en Corse, que son père est musico, sa mère une laïque consacrée, qu’il sort avec une semi-prostituée, et qu’il est commissaire intérimaire. On peut par ailleurs consulter les journaux qui relatent ses brillantes enquêtes. À côté de ces quelques faits, de ces quelques documents, ce qui nous intéresse et nous fascine, c’est le reste, ce qui ne se raconte pas, c’est-à-dire l’essentiel. Écrire la vie de quelqu’un, mes amis, ce n’est pas mettre bout à bout des événements. C’est un autre amalgame. Tout ce qui en fait un ensemble de traits imperceptible et indicible : un tic, une façon de sourire, de réagir, d’aimer les fleurs, d’être différent. Tout ce qui en fait un être de chair, un poète, un farfelu, une ordure ou un fou. Souvent un inclassable. Bref, ce qui en fait un être vivant, et non le commissionnaire de l’état civil ou le saute-ruisseau des petits potins ! Non, ce ne sont pas les événements qui font courir la plume du biographe ! Vous savez, je rêverais d’écrire un roman policier où il n’y aurait ni crime, ni victime, ni assassin. Juste un personnage enfermé dans son mystère. À la page 50, le lecteur ou l’éditeur commencerait à s’énerver : « Alors, cette «affaire» ? On peut savoir ? Si on est de trop, dites-le-nous tout de suite ! » L’auteur répondrait alors : « De quelle affaire, de quels suspects me parlez-vous ? » Et petit à petit, l’interlocuteur le plus sagace comprendrait peut-être que là, effectivement, n’est pas l’essentiel. Il saisirait enfin pourquoi le projecteur ignore superbement la scène d’un crime qui n’intéresse personne pour éclairer les coins sombres et insoupçonnés de l’histoire. Mais je rêve !

La faconde de Marco est devenue célèbre à la Sorbonne. Ses digressions et ses rêveries, loin de décourager les étudiants, les attirent comme des mouches dans l’amphi Richelieu. Ce n’est pas le cours magistral sur les écrivains de la Belle Époque que l’on vient écouter, mais ce géant atypique capable de vitupérer contre les fonctionnaires de la littérature et de la critique, ces pseudo-révolutionnaires de la pensée qui épluchent comme un fruit qui n’aurait jamais mûri ce foutu « nouveau roman », aussi sec que leurs gloses sans fin ! Il est évidemment haï par tous les collègues élus par l’air du temps, et qui pourfendent ce naïf digne de Paul Guth, ce rétrograde qui croit encore que la littérature peut se fonder sur des idées, sur la beauté des textes qui les font vivre, et sur l’enthousiasme des lecteurs qui les découvrent. Le succès de Marco auprès des étudiants irrite autant ses pairs que son esprit prétendument « réactionnaire ». Mais ils ont beau le railler, jusque dans leurs propres cours, il n’empêche que les jeunes esprits qui redécouvrent ce qu’est un véritable humanisme en l’écoutant sont suspendus à ses lèvres, et abandonnent volontiers Robbe-Grillet pour Valery Larbaud et Léon-Paul Fargue, dont l’originalité n’a pas besoin d’école, et que Marco sait faire vivre dans l’espace magique de ses improvisations.

La petite bande réunie au Fromage blanc a, elle aussi, l’habitude des envolées et des colères du « maître », et se passionne de la même façon que ses étudiants pour les cours sauvages qu’il leur prodigue derrière le zinc, ou autour de la nappe à carreaux qui égaie leur fief.

- Comment expliquer, s’indigne Saint-Lazare, qu’une tête et un talent comme toi ne trouvent pas d’éditeur ? J’ai lu ton dernier manuscrit. Tu écris comme un dieu ! L’histoire de ce vieillard amnésique qui réinvente chaque jour sa vie à travers le journal poétique qu’il écrit est d’une originalité rare ! Tu as une patte. Alors comment expliquer ?

- Oui, c’est Lucien qui m’avait suggéré le sujet. En tant que médecin attitré de la maison de retraite de Bezon-Perret, il m’avait fait l’amitié d’assouvir ma curiosité en me parlant de cet homme qui avait réellement existé et dont il avait pu récupérer, après sa mort, le fameux Journal, qui n’intéressait pas la famille. Merci, Lucien ! J’ai pu transformer le Journal en roman et restituer au diariste, dans un avant-propos, la part qui lui revient. Mais je n’ai eu droit, après plusieurs mois d’attente, qu’à des formules toutes faites de refus !

- Et là, tu penses que…

- Je pense qu’il faut laisser les éditeurs en dehors de notre projet. Traquer une personnalité n’est pas simple. Pas simple de tracer le portrait d’une âme. Alors l’idée de Matthias d’unir nos plumes pour écrire la vie d’Iviu me semble d’autant plus complexe ! Et en même temps une gageure des plus passionnantes, car si le seul vrai témoignage n’est que subjectif, je vous laisse à penser le feu d’artifice que ce sera si l’on multiplie cette quête quasi impossible par quatre !!! Je veux bien collecter vos impressions et faire fonction de scribe, puisque c’est un peu mon job, mais que cela reste entre nous !

- Moi, en tout cas, je me retire d’emblée de la course, soupire Saint-Lazare, car je n’ai même pas de subjectivité ! Je n’ai encore rien fait de ma vie. Est-ce d’ailleurs bien une vie ? Tout ce que je peux dire, c’est qu’Iviu a choisi d’être mon ami. C’est la seule réalité de lui que j’aie. Une réalité mystérieuse, car je n’ai jamais compris ce qu’il trouvait d’exaltant en moi dans le vide sidéral que je me suis construit, lui qui fourmille de l’intérieur. Souvent, ce vide va jusqu’à la peur. Un passant croisé sur le trottoir, un papier sale qui traîne ou une voiture qui klaxonne, et je suis saisi par l’angoisse. Seul, Iviu est capable de m’apaiser. Il m’envoie comme des ondes, et j’imagine alors, même brièvement, que je pourrais peut-être avoir un futur. Voilà à peu près tout ce que je pourrais dire sur lui. Mais je vous préviens : je ne participe pas au bouquin. C’est au-dessus de mes forces !

- Tu es tout simplement dépressif, soupire le toubib. Il faut reprendre confiance ! Même si c’est facile à dire. Ce qui pourrait peut-être te rassurer, c’est que je n’ai guère autre chose à dire que toi. Les ondes, justement. J’ai fait intervenir Iviu dernièrement. Il avait pris rendez-vous pour une broutille en fin d’après-midi, juste avant ma dernière patiente, une amie atteinte d’un cancer du foie qui n’avait pas été pris à temps. Connaissant son pouvoir, j’ai demandé à Iviu de la magnétiser. Elle n’avait plus rien à perdre, et elle a accepté, à la demande d’Iviu, de s’allonger sur la table d’auscultation. Il est d’abord resté un bon quart d’heure debout contre elle, à la fixer avec ce regard unique que vous lui connaissez. Puis, en fermant les yeux, il a posé sa main à l’endroit du foie, et un peu plus longuement sur son front. Il est sorti sans nous saluer. Vous allez difficilement me croire, mais une semaine plus tard, les radios ne laissaient plus apparaître aucune tumeur, et les métastases avaient disparu !

- Moi, c’est un peu différent, quoique…, annonce Matthias. Je vous l’ai déjà raconté, ma vie professionnelle est un fiasco. Je suis entouré de philistins qui attendent leur prime de fin d’année et les pots de départ pour s’arsouiller gratos. Quand je vois Iviu, c’est comme s’il donnait un grand coup de balai dans ce nœud de vipères. Comme s’il ne gardait de l’existence que ce qui élève. Et, ce faisant, il nous élève en même temps que lui. C’est finalement notre maître. Oui, quand je suis en présence d’Iviu, c’est l’épiphanie, c’est l’ascension. Et j’ai alors envie de tout plaquer et de le suivre !

- Fais quand même gaffe à ne pas le mythifier ! tempère le toubib. C’est un homme comme nous, un copain qui a ses petites manies comme nous ! La partie qu’il interprète se confond avec les autres dans le groupe amical que nous formons.

- Oui, mais c’est quand même le personnage principal du polar ! Pourquoi lui, et pas nous ? Pourquoi n’y a-t-il rien à écrire sur nous, et tout sur lui ?

- C’est ce qu’il nous reste à trouver, approuve Marco.

C’est alors que les quatre complices retiennent leur souffle en voyant la porte de la brasserie s’ouvrir sur Iviu, qui apparaît tranquillement. Il fait un signe amical à la bande, attrape une chaise, et vient prendre place au bout de la table.

- Vous m’excuserez : j’ai un mois de retard pour notre dîner ! Je me doutais que vous étiez à Messiaen, mais je suis arrivé après la sortie. J’ai foncé à La Terre d’Auvergne, et j’ai eu la chance de croiser le patron dans la rue. Il vous avait entendu dire que vous alliez finir la nuit dans notre QG. Alors me voilà. Mais vous en faites, des têtes !

- C’est qu’on était en train de parler de toi, confie Marco.

- De moi ? Vous étiez en train de me tailler un costard ? plaisante Jésus.

- Tu ne crois pas si bien dire, ajoute Matthias : un costard dont on cherche les mesures, et qu’on a bien du mal à bâtir. Il n’y a aucune raison de te le cacher, on a même tout à y gagner au point où on en est : on a décidé de faire ton portrait, d’écrire sur toi, de te mettre au clair. Mais on est toujours dans le brouillard.

- Moi aussi ! Les nouvelles ne sont pas vraiment bonnes : Madeleine est dans le coma. On l’a retrouvée dans Le Manège des sentiers perdus. Vous connaissez.

Marco et Saint-Lazare, qui se sont intéressés en leur temps à Madeleine, connaissent bien, en effet. Et Matthias et Lucien sont aussi allés faire un tour place de la Commune pour voir le carrousel un jour où ils étaient allés retrouver Iviu dans la caravane de son père.

- Qu’est-ce qui lui est arrivé ? s’inquiète Saint-Lazare.

- Un drôle de moustique lui a fait une piqûre à la base du cou. Elle est en observation à l’hosto. Personne n’y comprend rien. Moi non plus !

- Une affaire liée à celle dont tu t’occupes ? hasarde le toubib.

Mais Iviu ne répond pas à la question.

- Vous savez, il n’y a pas grand-chose à raconter sur moi ! Qu’est-ce que ça vous apporterait de m’enfermer dans des mots ? Vos phrases m’appauvriraient. Si c’est toi qui rédiges, Marco, tu ne ferais que ressentir encore plus douloureusement l’impuissance littéraire dont tu te plains parfois, avivée par le fer des éditeurs dans la plaie qu’ils rouvrent à chaque fois que tu leur apportes un manuscrit ! Contentez-vous de notre belle amitié !

- Justement, poursuit Marco. Il n’y a là qu’une aventure amicale. Pas question de publier. Ce serait juste pour nous. Une sorte de livre en mouvement, qui permettrait à chacun de s’exprimer, moi sur ton anarchie, Matthias sur la lumière que tu lui apportes, Lucien sur tes dons.

- Je n’ai aucun don ! se fâche Iviu. Et le coup de projo que vous me balancez dans la tronche ne convient pas à ma liberté ! Ni à mon chemin ! Vous allez presque me faire regretter d’être venu !

Il se tait un moment.

- Le seul éclairage que je supporte est celui de Jeannot, car il parle par images lointaines. J’aime les énigmes, pas le pot-au-feu refroidi dont les morceaux avariés mis bout à bout ne ressembleront jamais à une histoire. C’est aussi ma conception de la police. Souvent, ce n’est pas un homme ou une femme que je traque, mais son image, son allégorie. Les indices sont rarement des objets. Plutôt des riens qu’il faut apprendre à sentir – un silence, une fossette qui se creuse, un parfum.

- C’est exactement ce que Marco nous expliquait à propos du fameux bouquin à plusieurs mains. Qu’est-ce qu’il te raconte, Jeannot ? se risque Saint-Lazare.

- Des choses qui sortent d’une partie inconnue et obscure de son être. Peut-être des souvenirs lointains de son enfance, ou même d’avant, des paroles prononcées par sa mère, La Léone, qui elle-même les aurait tenues de son mari, mort prématurément en essayant son dernier grand huit. C’était, m’a dit mon père, une espèce de mystique qui, lui aussi, en dépit ou à cause des litres de bière quotidiens qu’il s’enfilait, parlait par paraboles : « Tu es une bête de braise, m’a dit récemment Jeannot, mais d’une braise sereine, qui est déjà dans les galaxies ! » Une autre fois, il m’a parlé du « cosmos de mes mains ». Peut-être faisait-il allusion au magnétisme, peut-être à ma ligne de vie, qu’un jour Grand-mère Anna a examinée avant de se signer. Une autre fois, enfin, il m’a appelé amicalement « ma petite fourmilière d’étoiles ». Le dénominateur commun, c’est ce mélange d’astronomie et d’astrologie, cet univers de divination, ce déplacement de la réalité vers une autre sphère que la nôtre. Je préfère demeurer dans ce grimoire plutôt que d’être incarcéré dans une histoire. C’est plus stimulant ! Désolé pour votre entreprise, les gars, mais je préfère la poésie au roman ! Que pourrais-je d’ailleurs vous raconter de moi sinon que je suis corse, fils de musico, commissaire, et surnommé Jésus-Christ par un Judas planqué dans la police ? Mais dis-moi, Saint-Lazare, on ne parle guère de toi ! Tu ne fais pas partie des Argonautes en quête de ma misérable toison d’or ?

- Ton ami nous fait une déprime, Iviu, lance sinistrement Lucien, qui torche son assiette avec un gros morceau de pain avant de se resservir un verre de Brouilly. Il ne croit plus en rien et ne fait plus rien ! Il est temps que tu interviennes !

- Justement, une idée m’est venue ce soir : Madeleine ne sort pas de son coma, et il n’y a plus personne pour faire tourner Le Manège des sentiers perdus ! C’est là ta place, Saint-Lazare ! Le travail va t’astiquer le moral, et en même temps te renflouer. Et puis en écoutant le limonaire, tu pourras réfléchir à ton avenir, qui est encore vierge ! Tu es comme un livre aux pages blanches. Être resté si longtemps au milieu du carrefour est la plus grosse chance que tu puisses avoir ! Pas la peine d’en parler à Jeannot, qui n’est pas en état d’appréhender la réalité, mais je peux te le jurer, car je la connais un peu : Madeleine serait d’accord. Tu auras juste un petit bénef à reverser à son père.

- Bon, qu’est-ce que tu tortores ? s’enquiert Marco. Je te préviens : c’est moi qui rince !

- Je connais le Brouilly de la maison. Avec une fromagée, ce sera parfait. En buvant ce calice et en avalant la basilique, je vais communier sous les deux espèces !

- Pas de blasphème, Jésus ! lui lance le toubib en se marrant. Pense à ces pauvres cathos qui se relaient à côté pour l’adoration perpétuelle !

Iviu lève son verre pour trinquer avec la bande.

- Je bois à leur santé.

- Avec le surnom que tu te trimballes, c’est le moins que tu leur dois, se moque gentiment Matthias. Mais dis-moi, ça me turlubite : les messes, les adorations, les prières, les pèlerinages… Tu crois en tout cela, toi ?

- Si j’y crois ? sourit Iviu. Vous savez, les religions, c’est une invention des hommes. Alors méfiance ! Il faut voir plus haut, aller chercher la spiritualité à sa source !

- C’est quoi, plus haut ? lui demande naïvement Saint-Lazare.

- C’est l’inverse exact de ce que tes trois copains ici présents veulent faire de moi en m’enfermant dans un bouquin.

- C’est drôle, ce goût pour l’échec et le malheur que tu entretiens ! Mais j’ai l’impression que tu n’y peux rien. Que tu es totalement inconscient quand tu te fous dans la merde ! C’est comme un suicide qu’une autre main que la tienne serait en train de perpétrer.

Jésus et Saint-Lazare dépassent le Moulin rouge devant lequel deux cars attendent les derniers fêtards attardés. Accroché à son volant, Gottfried semble avoir atteint les dernières limites de la lassitude. Mais le diagnostic de son ami, loin d’être un coup de grâce, l’aide à tenir encore un peu la tête hors de l’eau.

- Tu as l’art de trouver la formule juste, Iviu. Tu es le seul à savoir m’aider. Tu sais, je suis sincèrement désolé pour Madeleine ! Drôle de situation : c’est en effet après ma déception que j’ai commencé à flancher, à laisser la vie me suicider à petits feux, comme tu l’as si bien suggéré. Et c’est toi qui es avec elle ! L’amour que nous partageons pour la même femme est sans doute le couronnement de notre amitié, même si c’est duraille à digérer ! Il faut que je me sorte de ce bordel ! Tu as raison : je vais m’en occuper, de son manège. Merci, Iviu ! Mais qu’est-ce qui a bien pu lui arriver ?

Les propos de Saint-Lazare sont interrompus par un contretemps de taille : un policier en faction devant un car de flics fait signe de se garer.

- Merde de merde ! C’est le bouquet : je n’ai aucun papier, ni carte grise, ni assurance. On m’a même sucré mon permis pour conduite en état d’ivresse, et en prime j’ai deux pneus lisses à l’arrière !

Saint-Lazare a oublié que son ami commissaire n’aurait que sa carte à sortir pour régler l’affaire. Il obtempère, et le pandore se dirige d’un pas tranquille vers Jésus, qui baisse sa vitre.

- Vous n’avez rien remarqué, cher Monsieur ?

Jésus, qui comprend que le policier le prend pour le chauffeur, ne se démonte pas.

- Il ne me semble pas être en infraction. Qu’est-ce qui se passe ?

- Vous avez simplement oublié d’allumer vos phares !

- Oh, pardon, Monsieur l’Agent !

Iviu tourne aussitôt une manette sur sa droite.

- Qu’on ne vous y reprenne pas ! Vous avez votre permis, au moins ?

- Tous les papiers sont dans la boîte à gants !

Mais un gradé qui vient d’interpeller une 2CV dans laquelle sont entassés une demi-douzaine de jeunes en goguette appelle son collègue, qui fait signe aux automobilistes de stopper pour que la Jaguar reparte.

- C’est bon pour cette fois ! Soyez moins distrait, à l’avenir !

La voiture redémarre. Saint-Lazare, qui transpire comme un fort des Halles, vient de perdre deux kilos.

- Je te remercie, Gottfried ! Grâce à toi, j’ai vécu la seule fois, sans doute, où la maréchaussée m’aura demandé mon permis, moi qui n’ai jamais voulu le passer ! Vive la conduite à droite !

Mais le vrai conducteur ne partage pas la bonne humeur de son passager. Il est d’une pâleur extrême.

- Tu aurais pu lui montrer ta carte professionnelle !

- J’avais envie de partager ta peur. J’avais envie d’être toi un moment. J’ai besoin de cela pour mettre à l’épreuve mon empathie.

- Et s’il n’avait pas été dérangé ? S’il t’avait demandé les papiers ?

- Il ne les a pas demandés !

Saint-Lazare a l’impression de jouer dans un mauvais film. De nouveau, il ne se sent pas bien. Il ressent une vague nausée. L’alcool, peut-être ? Mais non, il n’a bu que de l’eau à la brasserie, où il s’est, au demeurant, sustenté ! Il se sentait déjà bizarre en pénétrant au Fromage blanc, bien qu’à La Terre d’Auvergne il ait soigné ses libations avec le bouillon du patron sous l’œil goguenard de Fernand.

- Je te ramène bien au camp, Iviu ?

- Affirmatif, jeune homme !

- Mais où est-ce que tu vas crécher ?

- Dans la caravane de Madeleine. J’ai les clefs. Grand-mère Anna occupe la partie arrière de celle de mon père, et il n’y a plus de place pour un troisième larron.

- C’est quoi, cette histoire de piqûre ? Je suis sûr que tu as une idée !

- Oui, j’ai mon idée.

- Tu penses que c’est lié à ta dernière affaire ? Tu as vu quelque chose au manège ?

- Peut-être, mais c’est sans importance. N’en parle pas à la bande, s’il te plaît ! Ni à personne ! Oublie !

- J’en reviens à la conversation de la brasserie. Qu’est-ce que tu entends par « plus haut » ?

- En fait, lance nonchalamment Jésus en bâillant, ce n’est ni plus haut ni plus bas. Ni à droite, ni à gauche. C’est ailleurs, tout simplement ! Ailleurs et ici.

- On arrive au camp. Est-ce que les flics viennent par ici ?

- Non ! Après nous avoir pas mal emmerdés, ils ne viennent plus ! Saint-Louis a donné des ordres pour qu’on nous foute la paix. S’il n’est pas doué pour faire la nique aux truands, en revanche il est d’une humanité débordante pour ses amis, dont je fais partie.

- Alors je pourrais peut-être laisser ma Jag ici ?

- Ça, c’est sûr ! Bonne idée ! Elle craindra moins qu’à Levallois ! Je vais régler ça avec mon père : on va te faire une place dans la casse, où elle va gagner un anonymat définitif. Et puis elle ne sera pas loin de ton nouveau boulot ! Mais on va régler tes histoires de papiers, Gottfried ! Ce serait trop con qu’à l’heure où tu peux te refaire un semblant de vie et une santé, tu sois pris dans les mailles de la justice ! Mes pouvoirs sont limités : le piston est mal vu du divisionnaire, qui digère parfois mal le statut d’intouchable de Saint-Louis, protégé par le préfet.

La voiture pénètre dans le camp endormi et se range derrière la caravane de Jo.

- Viens avec moi chez Madeleine ! On boira un dernier verre.

Mais soudain, Saint-Lazare sent le vague malaise de tout à l’heure le reprendre, et même augmenter. Sa tête bourdonne, et ses doigts se crispent sur le volant. Il se remet à transpirer d’abondance, et pose le front contre ses mains.

- Tu n’as plus rien à craindre, Gottfried ! Il n’y a plus aucun danger, ici ! Gottfried ! Réponds-moi, Gottfried !

Mais l’ami d’Iviu vient de se mettre aux abonnés absents. Jésus lui relève la tête. Le visage a comme une crispation, et un filet de bave s’échappe de la bouche.

Jo, qui a entendu la voiture arriver, se pointe. Il a enfilé des bottes, et un pull sur son pyjama.

- Ah, c’est toi, Iviu ! Tu es enfin revenu ! On se faisait du souci ! Et Saint-Lazare… Mais qu’est-ce qu’il a ? Il est encore bourré ?

- Je préférerais que ce soit ça ! Non, apparemment il vient de faire une attaque. L’hosto est à deux pas. Dépêchons-nous ! Prenons ta Volvo, ça ira plus vite que d’appeler une ambulance !

L’hôpital de Bezon-Perret a le côté archaïque des photos noir et blanc que l’on trouve dans l’édition de 1923 du Larousse médical illustré. Le bâtiment en brique et ses grandes verrières à armatures métalliques donnent l’impression d’un début d’agonie. On s’attendrait à en voir sortir des savants austères en habit noir et gibus ou des infirmiers de l’époque de Charcot avec leurs longues blouses blanches et leurs moustaches à la Maupassant. Passée l’entrée principale, un large escalier mène à une salle commune où les paravents entre les lits créent une illusion d’intimité. Dans de vagues relents d’urine et d’éther, le professeur Mornay traverse ce champ de misère, d’où sortent plaintes et appels, pour rejoindre un étroit couloir vitré qui dessert sur la droite quelques chambres individuelles. Il frappe à la dernière et, sans attendre la réponse, entre dans la pièce où est arrivé Saint-Lazare la nuit dernière.

Monsieur et Madame Dieudonné, qui reviennent de l’enterrement de l’oncle, et que Jésus-Christ a fait prévenir par le Légionnaire, sont assis sur les deux seules chaises de la chambre, peintes en blanc brillant comme le reste du mobilier. Iviu se tient debout près de la tête du lit, à côté de la forêt de tuyaux qui relie Saint-Lazare à un reste de vie. Il attend impatiemment que son ami manifeste quelque signe de conscience.

Le coma de Saint-Lazare n’a pas fait oublier à Iviu que Madeleine est elle aussi en stand-by dans la première chambre du même couloir. Le fameux destin, se dit-il, n’en est pas à une ironie près : Gottfried et son impossible amour se sont enfin rapprochés dans l’antichambre de la mort où ils dorment, avant, peut-être, que la Camarde ne les unisse à jamais dans l’au-delà, comme tous les couples mythiques de la littérature… Jésus-Christ ira voir plus tard son éternelle fiancée, mais cela urge moins, car il suppute, malgré ses pensées noires, qu’un jour ou l’autre elle se réveillera. Le cas de Gottfried lui semble plus préoccupant.

Les parents ne se sont même pas levés à l’entrée de Mornay. Le père paraît furieux, et la mère, en pleurs, se fait toute petite. Ces deux êtres sans âge semblent être réduits à l’état de figurants, et c’est Jésus-Christ qui s’adresse au grand patron, que viennent de rejoindre deux internes.

- Heureux de vous voir enfin, Professeur ! Je ne vous cache pas que je suis des plus inquiets !

- Vous êtes le frère !

- En quelque sorte.

Jules Dieudonné se manifeste alors en fusillant Iviu du regard.

- Je regrette, Monsieur Cristofini ! Gottfried est notre fils unique. Un seul me suffit avec ses frasques et tous les soucis qu’il me donne ! Dans quel guêpier est-il encore allé se fourrer ! Une attaque cérébrale ? Un coma éthylique, oui ! Nous étions à peine arrivés chez nous qu’il fallait reprendre un taxi ! À cause de ce crétin, je n’ai même pas pu ouvrir ma boutique ce matin !

Les deux internes, une petite brune et un grand gaillard de près de deux mètres, n’osent intervenir en présence du patron. Hélène, la mère, continue à pleurer en se mouchant bruyamment. Le professeur Mornay n’a même pas l’aumône d’un regard pour le paternel, secoué de tics nerveux, et qui sans cesse regarde sa montre.

- Écoutez, jeune homme, je ne vous cacherai pas que notre ami est dans une situation délicate. Je viens de revoir les radios, qui confirment ce que craignait l’interne de garde en l’auscultant à son arrivée. En plus de la congestion cérébrale, les organes principaux sont également touchés, d’où la sonde urinaire, l’oxygène et le cardiographe branché en permanence pour obvier à toute défaillance de ce côté-là. C’est un cas classique, mais, avec les complications que je viens d’évoquer, plutôt rare sous cette forme à cet âge-là. A-t-il eu un gros choc ces derniers temps ?

Sans attendre la réponse, il baisse un peu la voix.

- Je vous avoue que je ne lui vois pas un avenir très brillant ! Si vous avez une activité professionnelle qui rend indispensable votre présence, allez-y ! Je vais être franc : ni vous ni moi ne pouvons plus grand-chose pour lui !

Tandis que les deux internes et une infirmière qui vient d’entrer s’affairent autour des perfusions et des courbes affichées au pied du lit, le père, qui a entendu les derniers mots du professeur, fait de nouveau entendre sa voix aigrelette.

- Eh bien, s’il n’y a rien à faire, moi je pars. Viens, Hélène !

Mais la petite femme, une fois n’est pas coutume, tient tête à l’histrion qui lui sert de mari.

- Pars ouvrir ta boutique si tu veux, Jules ! Moi, je reste ! Ma place est ici !

- Tu ne crois pas que le prix des deux taxis pris ce matin, c’est suffisant ? Reviens quand tu veux, Hélène, mais prends le métro !

Une fois le monstre disparu, le paysage semble changé. Un pâle rayon de soleil apparaît et tout un chacun ne respire plus de la même façon. Le professeur, suivi de son équipe, prend le chemin de la sortie.

- Désolé, Madame ! Désolé, Monsieur ! Mais il était nécessaire que je sois clair. Maintenant, je vous laisse. Je repasserai dans l’après-midi. Si toutefois il n’est pas trop tard !

Peu de temps après, Matthias, Marco et Lucien ont rejoint Iviu et la mère, qui semblent veiller Gottfried comme un mort. Le toubib, sa pipe toujours soudée à la lippe, a eu le loisir de dire deux mots à Mornay en le croisant. Il affiche un air sombre.

- Ce genre d’attaque cérébrale est imprévisible, et tout aussi imprévisible ce qui va suivre. Il aurait d’ailleurs pu rester sur le carreau sans demander son reste. Maintenant…

Sa phrase reste en suspens dans sa gorge.

Le trio d’amis demeure un moment silencieux.

- Tu nous tiens au courant, Iviu, soupire Marco, il faut que je remmène Lucien et Matthias, que le boulot appelle.

En repartant, les trois compères croisent Assomption et Grand-mère Anna, venus avec Jo. La mère de Myriam prend les mains d’Hélène Dieudonné.

- Ayez confiance, Madame ! Rien n’est perdu ! J’ai interrogé les cartes !

Mais la petite femme, qui depuis un moment ne pleure plus, a un pauvre sourire.

- On vient de voir le docteur. Les nouvelles ne sont pas bonnes, vous savez !

Assomption a apporté un bouquet de roses, qu’elle arrange dans un vase. Sa présence tranquille et son boubou coloré semblent défier les pronostics pessimistes.

- Moi, je crois que Grand-mère Anna a raison ! Comme dit Arsène dans les cas les plus désespérés : « Dum spiro spero ! », « Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ! » Tu sais, Maman, ton Saint-Lazare va guérir !

Elle fredonne une mélopée de son pays et, d’un large dandinement de fesses, va déposer un petit grigri, à côté du thermomètre, sur la table de nuit.

Au bout d’une heure, les visiteurs s’apprêtent à prendre congé.

- Je peux vous raccompagner, Madame, propose Jo.

- La rue du Commerce n’est peut-être pas votre chemin.

- Nous avons tout le temps ! Je pourrai même venir vous rechercher en fin d’après-midi.

- Vous êtes tous trop bons ! Je ne voudrais pas déranger. Mais je ne dis pas non. Comme ça, je vais aller préparer le déjeuner à mon mari. Vous restez, Monsieur Iviu ? Appelez-moi à la boutique s’il arrive quelque chose. Je ne sais plus quoi faire. C’est un bon petit, vous savez ! Je l’ai aidé comme je pouvais. Heureusement qu’il vous avait aussi ! C’était un bon petit !

La petite femme est sonnée. Elle met bout à bout les phrases qui lui arrivent sans pouvoir combler le grand vide dans lequel elle se sent précipitée. Elle se soumet au mouvement de la vie, devenue improbable.

Elle suit comme un animal Jo et les deux femmes, et fait un petit signe à Iviu avant de disparaître.

Iviu a pris l’une des deux chaises, et demeure près de Saint-Lazare. Les heures s’étirent sans qu’il en prenne conscience. Il a rejoint l’arrêt sur image du temps. Ce no man’s land ressemble au terrain vague qui entoure le camp avec ses épaves rouillées. Ce ne sont pas des pensées qui y vagabondent, mais une sorte de méditation planante exempte de mots, une contemplation sans confins, presque le vide auquel parviennent les bouddhistes les plus inspirés. Il a fermé les yeux, et sa respiration, au diapason de celle de Saint-Lazare, s’est mise en veilleuse. Une nouvelle infirmière venue vérifier les perfusions croit qu’il dort, et règle lentement ses gestes pour ne pas troubler le silence de la pièce. Quelques minutes après son départ, un sifflement fait sursauter Iviu, qui sort de son aplasie.

La courbe du cardiographe a cessé ses oscillations et laisse apparaître une ligne droite, menaçante. Sans réfléchir, tout en sanglotant, Iviu se rue vers Gottfried et pose ses deux mains sur sa poitrine, qu’il comprime de toutes ses forces. Il reste ainsi plusieurs secondes qui lui semblent une éternité. Le voile des larmes déforme l’image de son ami, qu’il a l’illusion de voir bouger. L’infirmière, alertée par le sifflement de la machine, arrive enfin.

- Qu’est-ce qui se passe, Monsieur ? C’est donc terminé ?

- Voyez !

D’un geste las, sans même le regarder, Jésus montre l’oscillographe dont l’alarme stridente vient brutalement de se couper. Mais la courbe, lentement, s’est remise à onduler, puis, de plus en plus largement, recouvre son rythme. C’est alors que Saint-Lazare ouvre les yeux, sourit à son ami, et tente de se redresser sur son grabat.

Au milieu des volutes de fumée et des odeurs de bar du Petit Saint-Ouen, Iviu a l’air préoccupé. Il se tient au zinc, comme il aime le faire à l’heure où l’apéro de midi réunit les solitudes les plus diverses.

- C’était une belle soirée !

- Oui, très belle ! approuve Iviu.

C’est ici même, au Petit Saint-Ouen, que Kananaios a choisi de fêter, hier soir, son départ à la retraite. Il a voulu faire grand.

Ancien de l’Assistance, il s’était trouvé dans sa vie deux vraies familles : la Résistance, où il avait pris les risques les plus insensés ; et la police, où il entra à la même période en tant que simple agent.

- Tous tes amis étaient là !

- Oui ! Ou plutôt les vôtres : votre miraculé et son vieil ami Fernand, vos parents, votre grand-mère, vos autres copains du lycée, et puis Jeannot, qui a fait un tabac à la batterie… Je revois Arsène et Assomption qui dansaient comme des dieux ! Qu’est-ce qu’on a rigolé !

Tous deux sourient, Simon dans sa Suze-cassis, qu’il vide, et Iviu dans son Lacryma Christi préféré. Une tradition perpétuée depuis des générations : l’arrière-grand-père paternel était napolitain.

- Vous savez, Commissaire, je suis comme un ado qui vient de vivre sa première boum et connaît sa première nostalgie. J’ai envie d’organiser une autre fête, une seconde retraite ! Il n’y a que la présence du Légionnaire qui m’a chagriné ! Je n’ai jamais pu le souffrir, mais je ne pouvais pas faire autrement qu’inviter tous les collègues. Je suis désolé pour la grande absente, poursuit-il tristement.

- Oui, ça fait presque quatre mois maintenant, se rembrunit de nouveau Jésus-Christ.

Il revoit l’hôpital, qui fut le théâtre de la résurrection de Gottfried, mais aussi un véritable tombeau pour Madeleine, qui ne s’est toujours pas réveillée ! Mêmes tuyaux, mêmes perfs, même visage serein que son voisin. Mais pourquoi cette persistance de la léthargie chez elle, alors que Saint-Lazare s’en est si rapidement sorti ?

Cette après-midi-là restera gravée dans la mémoire d’Iviu. Mornay, tout d’abord, qui a été prévenu et qui arrive en coup de vent avec sa cour de médecins et d’étudiants. Il est bien en peine de leur expliquer cette soudaine guérison, et fait presque grise mine. Hélène, que Jo est allé chercher avec Arsène et Assomption, saute dans les bras du grand patron et l’embrasse. Le scientifique est d’autant plus interdit qu’Assomption en fait autant avant de déposer sur le chevet un nouveau grigri et d’asperger Saint-Lazare d’eau de Lourdes. Le corps médical disparu, la liesse continue dans la petite chambre où Assomption et Arsène esquissent quelques pas de danse sous les applaudissements de la mère et de Jo ! Iviu s’esquive alors pour aller voir Madeleine. Juré ! Il va la sortir de là ! Même s’il ne sait pas comment ! Il lui semble que c’est sa tête à lui qui s’embrouille, qui fait obstacle. Il lui pose la main sur le front avant de partir. Mais rien ne se produit. C’est comme s’il touchait une pierre dans un désert.

Simon savoure l’œuf dur qu’il vient d’écaler. Il laisse lentement fondre le jaune sur la langue.

- Si je puis me permettre, Commissaire, c’est la première fois qu’une affaire vous prend autant de temps !

Roger Dupont-Pilastre, le préfet des Hauts-de-Seine, était allé en personne rendre visite à Saint-Louis, son protégé. Pour la première fois, il s’était fait pressant, et lui avait dit qu’il était pris dans un étau entre le divisionnaire, qui n’aimait pas ce commissaire « venu du fin fond de l’Afrique », et le ministre de l’Intérieur qui, lors d’un dîner, s’était étonné du piétinement de l’enquête. Il allait être de plus en plus difficile à Dupont-Pilastre d’atermoyer. Même s’il avait toujours une dette envers Saint-Louis qui avait réussi à étouffer une affaire de mœurs dans laquelle « Madame la Préfète » avait été impliquée. Sans parler des tendances cleptomanes de l’indisciplinée pétroleuse qui, elles aussi, avaient souvent obligé Arsène à fermer les yeux.

- Oui, Simon, je me sens en manque d’inspiration. J’éprouve une sorte de vide quelque part. Comme un écrivain prolixe qui soudain ne pourrait plus écrire ! Ou alors qui se tromperait sur ce qu’il a vraiment à écrire. Il faudrait que j’en parle à Marco. Même s’il m’énerve un peu en ce moment avec son projet de bouquin !

Jésus explique en deux mots l’idée folle de ses « évangélistes ». Kananaios semble perplexe.

- Toute cette histoire me dépasse, moi qui ai toujours été un flic consciencieux et plutôt prosaïque. Reprenons les faits !

- Non, on ne reprend rien ! Les faits m’horripilent de plus en plus ! D’habitude, je les contourne, les estompe, les renifle de loin. D’habitude, quand les faits m’échappent… Enfin, je préfère patienter… Et puis merde !

Jésus n’est pas au mieux de sa forme. Il regrette d’être venu.

- Tiens, voilà une partie de votre bande, Commissaire !

Marco et Lucien viennent en effet de pousser la porte. Les manouches n’arriveront sans doute que ce soir pour improviser. Jésus les envie. Ils possèdent au bout de leurs doigts tout ce que lui a perdu depuis quelques mois.

- On te cherchait, Iviu ! On ne s’est même pas dit au revoir à la fin de la petite fête : une fois de plus, tu avais disparu ! Merci encore, Simon ! Vous nous avez comblés !

- C’était un plaisir pour moi, Monsieur Marco, de vous voir tous réunis et heureux !

- Tu étais passé où ? s’enquiert Lucien, derrière son éternelle pipe.

Jésus ne répond pas. Mais tous devinent qu’il a dû, alors que la fête battait son plein, retourner au chevet de l’absente. Il va parfois la veiller, la nuit. Il se sent coupable. Mais de quoi ? Autant il a pu exercer sa force auprès de la patiente cancéreuse de Lucien et avec Saint-Lazare, autant là il se sent pris dans un vide sidéral.

- Tu n’as pas l’air dans ton assiette, Iviu !

- Mais non, Marco, je vais très bien ! On parlait de toi, justement. De tes projets et de ton improbable carrière littéraire. Finalement, nos solitudes se ressemblent. C’est drôle, tu sais, je me sens si seul, en ce moment, que le silence lui-même semble m’ignorer !

- Je pense à une chose, Iviu. Je me demande si tu ne manques pas de distance pour agir sur Madeleine ! Même si ça a marché pour Saint-Lazare, là, ce n’est plus pareil. Tu m’excuseras, mais votre intimité est peut-être trop forte, non ? Il te faudrait trouver un autre moyen pour que la transcendance revienne. Pour te rebrancher. Il doit y avoir un truc. Mais lequel ? Un truc qui passe par l’esprit.

- Tu crois donc en la puissance de l’esprit ?

- Il me semble que c’est mon job ! Cela fait déjà un moment que je les côtoie, les beaux esprits. Eux-mêmes croyaient ferme – plus que moi, d’ailleurs - dans les forces de l’au-delà ! Hugo faisait tourner les tables. Baudelaire affirmait dans son Journal prier chaque soir Edgar Poe et sa mère, Charles-Louis Philippe prenait très au sérieux « toutes ces choses qui nous dépassent ». Alain-Fournier, quant à lui, croyait en une vie antérieure où il aurait connu Yvonne. Et la liste n’est pas close. Je ne dis rien de Claudel, puisqu’il s’agit de spirituel, et non de bondieuseries !

- Compris, Marco ! Laisse tomber : la balle est dans mon camp ! Parlons d’autre chose !

C’est à ce moment que la sonnerie du téléphone retentit. Germaine, la femme du taulier, décroche.

- C’est pour vous, Jésus !

Par discrétion, Lucien, Marco et Simon s’écartent un peu. Mais c’est plus fort qu’eux, ils tendent l’oreille pour écouter cette conversation, ponctuée par les blancs qu’ils essayent de remplir. Peut-être des nouvelles de Madeleine, la sortie de son long tunnel.

- Oui, je sais !

- […]

- L’essentiel ? Tu m’amuses avec ton essentiel !

- [...]

- Comment cela, je m’écarte du chemin ? Toi, évidemment, tu n’as jamais eu de coups de blues !

- [...]

- Des lumières ? J’attends les tiennes !

- […]

- M’envoyer du renfort ? Quel renfort ? Allo ! Allo !

Germaine, occupée à essuyer les verres des apéromanes, regarde ailleurs. Elle lâche, en bâillant à moitié :

- Il y a des soucis sur la ligne, en ce moment. La communication est mauvaise.

- Oui, ça fait un moment, j’ai remarqué !

Iviu, quoi qu’on lui dise, est décidément de très mauvais poil !

- Le divisionnaire ? lance distraitement Simon.

Sans y croire, car Edmond Durandeau n’appelle que Saint-Louis pour le harceler et l’humilier. Jamais Iviu, qu’il feint d’ignorer.

Mais Jésus, une fois de plus, ne répond pas.

La porte s’ouvre à nouveau. Sur Myriam, Grand-mère Anna et Jeannot.

- Tiens, voilà votre renfort ! plaisante Simon.

Iviu le fusille du regard, tandis que Lucien et Marco replongent le nez dans leurs demis, puis vont réunir quelques tables pour que tous s’y rassemblent.

- Nous sommes sept, le chiffre parfait : les petits nains de Blanche-Neige, les péchés capitaux, les dons du Saint-Esprit… Que des choses agréables !

Grand-mère Anna a le sourire. Elle eût pu ajouter Les Sept boules de cristal et les sept jours de la semaine. Tout est bon à prendre pour emplir sa besace de Madame Soleil !

On s’installe à table en emportant son verre.

Jeannot semble avoir des fourmis. Myriam, qui veille sur lui depuis ce matin, l’emmène s’asseoir sur la scène. Derrière la caisse claire, les tom-tom, la grosse caisse et les cymbales, il retrouve la moitié qui lui manquait pour carburer. Il semble avoir enfin rejoint le monde des vivants. À lui seul il emplit le vieux bistrot d’une musique sans notes en caressant de ses balais les drums et les cymbales. Tel le peintre qui enduit le fond de sa toile, il prépare la suite, encore improbable, dans une errance qui peu à peu s’installe. Chacun sent la pulsion se construire, le rythme émerger, et même les instruments absents prendre malgré tout une place virtuelle, presque audible.

Cette nouvelle respiration semble faire du bien à tous. Tous, d’ailleurs, s’animent, reprennent un verre et accompagnent Jeannot du contrepoint intime de leurs conversations.

- Alors, mon Iviu, tu sembles aller mieux ! Je ne t’avais jamais vu inquiet comme cela !

- C’est cette maudite affaire, dont je n’arrive pas à tirer les fils. Et puis Madeleine, qui ne se réveille toujours pas ! C’est comme si j’étais déjà dans la tombe, que ma carrière s’arrêtait là. Comment te dire, Maman ? Je me sens inutile, humilié, presque crucifié !

- Ne te presse pas ! Tu as tout ton temps !

Grand-mère Anna interrompt ce début de conversation.

- Écoute, Iviu ! Écoute !

Jeannot, qui vient de finir son exposition feutrée, esquisse maintenant avec les baguettes quelques temps forts sur la caisse claire, comme un marathonien qui chercherait le tempo idéal pour tenir la distance sans faiblir ; ou plutôt un radiotélégraphiste inspiré qui lancerait son morse aux étoiles. Iviu devient plus attentif. Il se met à entrer dans cette danse irréelle, à se mêler intimement à elle au point de s’oublier.

Au même moment, dans sa petite chambre d’hôpital, Madeleine commence à entrevoir le flou du visage qui est penché sur elle, puis le vert pâle des murs, et enfin le goutte-à-goutte, les tuyaux. Est-ce de ce canal que lui vient une nouvelle pulsion de vie, comme un léger rythme de batterie qui se cherche ? Où est-elle ? Où est Iviu, qu’elle sent cependant tout proche d’elle ?

- Tu entends, Iviu ?

Tandis que l’image de la vie se règle de plus en plus nette pour Madeleine, les conversations se redessinent dans les oreilles d’Iviu, comme venues d’un poste de radio dont on augmenterait progressivement le son. Quelques musiciens arrivent. L’un règle la sangle de sa guitare, l’autre se met au piano, un troisième sort son sax. Jo arrive à temps avec son trombone. On dirait qu’ils se sont donné le mot pour devancer l’appel, eux qui ne jouent jamais à midi. Ils prolongent ainsi le dernier bœuf d’hier soir, dédié au nouveau retraité. Iviu les entend s’accorder, puis attaquer ensemble en surfant sur la grille. Le sillon en a magiquement été tracé par le vieux batteur. Son visage transfiguré transmet à ses amis le simple bonheur de jouer.

Dès le départ, Iviu a senti le prélude du vieux entrer en lui comme une réponse au vide qui l’a accaparé des mois durant. Et maintenant, la petite formation semble partie pour longtemps dans cette nouvelle histoire. Les chorus n’ont plus de confins ; le temps échappe au temps ; seul, le tempo lancé par Jeannot rythme la vie qui revient.

Le patron, lui aussi, improvise en apportant les restes de la veille pour un buffet tardif, un brunch que tout le monde partage.

Simon est aux anges : il a donc le remake de sa fête, ce bis qu’il appelait de ses vœux ! Sa seconde boum ! La tablée s’est encore agrandie, et la retraite prolongée de Simon Kananaios prend des allures de banquet. Avec les ouvriers qui ont oublié le boulot, on a atteint le chiffre de treize convives, mais on n’est pas superstitieux ! Il ne manque que le reste de la bande partie au petit matin : Saint-Louis et Assomption, Fernand le manchot et son fidèle Saint-Lazare, Matthias…

Au moment du café, comme par miracle, la porte s’ouvre sur un couple radieux. Deux géants dont la naïveté et l’honnêteté demeurent intactes dans le carnaval douteux de l’existence. Suivi de son épouse, le commissaire Saint-Louis, qui peut maintenant astiquer de nouveau ses galons, s’avance vers Jésus, les bras ouverts, et le serre contre lui au point de l’étouffer.

- Mon Sauveur ! Mon Sauveur ! Je voulais venir vous l’annoncer moi-même, car je me méfie de ce téléphone empoisonné : oui, elle s’est réveillée ! Et elle a parlé ! De vous, et du reste. Nous sommes bien au cœur de l’affaire ! La suite va être un jeu d’enfant ! Ah ! Mon Sauveur ! Madeleine était morte, notre cœur avait mauvaise conscience à battre loin du sien. Et vous l’avez fait revivre !

- Mais je n’ai rien fait ! C’est Jeannot qui…

Les musiciens sortent un à un, à la fin de leur chorus, pour rejoindre la tablée. De nouveau seul sur scène, Jeannot réattaque son solo du début et scande le rythme qui va decrescendo. Saint-Louis, qui n’a pas lâché Jésus, récite, en se réglant sur les drums, quelques vers de circonstance.

- Tamtam sculpté, tamtam tendu qui gronde sous les doigts du vainqueur

Ta voix grave de contralto est le chant spirituel de l'Aimée

- C’est de toi, Arsène ? demande Jésus.

- Non, c’est de Senghor !

Et, sous l’œil admiratif d’Assomption, il ajoute, l’œil humide :

- De Senghor, mon maître !

Les badauds qui se pressent derrière la caisse ont toutes les raisons de se réjouir : c’est dimanche, c’est le premier jour de l’été, et il fait beau ! De surcroît, quelques hommes mûrs qui accompagnent leurs petits-enfants louchent de façon très ostensible sur les formes généreuses de Madeleine, sanglée dans une robe orange qui capte le soleil et les regards.

Madeleine s’est vite remise de son séjour dans le service du professeur Mornay. Elle est même devenue plus pulpeuse, plus belle. De tout son être émane à présent une douceur sereine, en troublante harmonie avec sa chair épanouie qui invite à l’amour. Ce séduisant composé exacerbe le désir qu’elle inspire tandis qu’elle hisse un marmot sur le grand destrier ou se penche pour caler une fillette dans les profondeurs du grand cygne, si cher à Jeannot !

Saint-Lazare, lui, est en sueur dans la petite guérite en bois où il encaisse la monnaie et distribue les jetons. « Plus vous en prenez, et moins vous en payez », plaisante-t-il en en donnant une dizaine à une octogénaire rose de plaisir, flanquée de deux gamins obèses, l’un la figure enfouie dans une glace dégoulinante, et l’autre aussi suiffeux que le beignet qu’il dévore.

C’est Saint-Lazare qui a contacté le vendeur de sucreries, persuadé que ce voisinage profiterait à chacun. Pour la première fois de sa vie, Gottfried a un métier, qu’il prend au sérieux, et dont les résultats financiers qu’il favorise sont sensibles.

Mais Iviu, au principe de cette conversion, n’a plus réapparu depuis la mi-mai.

Quelques semaines après la fête de Simon, Jésus avait donné rendez-vous à son ami à La Terre d’Auvergne, où ils ne seraient pas dérangés. C’est là qu’il lui apprit qu’il avait décidé de mettre fin à sa liaison avec Madeleine.

Gros choc pour Saint-Lazare, qui en conçut à la fois un nouvel espoir et un certain effroi : ce Graal inespéré était devenu une quête si ancienne et si lointaine, qu’elle avait tout donné au rêve au détriment d’une réalité devenue improbable. Tarzan avait enfin le champ libre, mais arriverait-il à sauter de liane en liane dans cette nouvelle aventure ? Et puis… que déciderait Jane qui, fidèle à elle-même, n’appartenait à personne ? Avec Iviu, deux solitudes s’étaient simplement rencontrées, dont aucune n’avait la mainmise sur l’autre.

Après l’annonce de sa rupture avec la jeune femme, Jésus, derrière son Lacryma Christi, n’avait pas voulu interrompre la méditation de son ami. Quand il le vit s’arracher à sa rêverie, il lança avec une bonne humeur un peu trop prononcée :

- Oui, mon petit gars ! Il est des moments dans la vie où, quand on voit le mot Fin sur l’écran, il ne faut pas insister ! On sait que sa mission est terminée et qu’il est temps de partir ailleurs !

Jésus avait ensuite levé la tête vers le plafond du vieux bistrot où avait été peinte, comme dans un palais prestigieux, une scène mythologique. Autour d’une sorte de Bacchus envahi de bourrelets et affalé sur un trône, la mine rubiconde et rigolarde, voletaient des angelots tout aussi replets. Sans doute le caprice d’un ancien propriétaire aux goûts pompeux.

- Méfie-toi des mythes ! lâcha-t-il soudain avec gravité. Ce sont de belles histoires, mais bien malin qui peut les rattraper et les faire vraiment vivre ou revivre !

Saint-Lazare avait voulu l’interroger sur cette nouvelle énigme, mais Iviu ne lui en avait pas laissé le temps, lui expliquant comment seconder Madeleine dans la remise en route du manège. Gottfried avait tenté une nouvelle fois d’en revenir à cette histoire de mythe, mais Jésus s’était levé. Il devait passer voir Arsène avant de partir. « Partir où ? », s’était encore risqué Saint-Lazare. Cette fois, Iviu avait répondu.

- Vers ma terre natale, en Corse. J’ai besoin de vacances ! Mais garde ça pour toi !

- Et ton enquête ? Et l’affaire ?

- Au revoir, Gottfried ! À dans quelque temps ! Je te rapporterai des canistrelli. Je sais que tu en raffoles.

- Où vas-tu dormir ?

- Chez Dominique, le vieux copain de mon père. C’est lui qui m’a invité. Il a un cancer, paraît-il. J’aime bien aller là où je suis utile. Mais tu vas me manquer.

Il avait réglé les consommations, puis avait disparu.

Saint-Lazare le réalise soudain en se remémorant la scène : Iviu n’est pas prodigue en sourires. Celui qu’il lui avait adressé au moment de prendre congé n’en avait été que plus émouvant. Il était comme un cadeau, le signe d’une amitié exclusive. Presque une marque d’élection.

Ce départ, il se l’avoue une fois de plus, le laisse seul face à lui-même. Depuis un mois, la cohabitation avec Madeleine confirme cette nouvelle impression, cette nouvelle solitude, presque pire que celle qui l’angoissait du temps de ses excès. Il n’ose y penser.

- Monsieur ! Monsieur !

Gottfried sursaute, lève le nez, et aperçoit la fillette qui attend sa monnaie.

- Voilà ! Voilà ! Tiens, je t’offre un tour supplémentaire. Tu ne dis rien à la patronne !

C’est la formule consacrée, même si la « patronne » ferme les yeux sur ces tours gratuits. La petite Pepita, qui est devenue une familière du carrousel, ne peut cacher sa joie et sautille d’une jambe sur l’autre. C’est la fille d’une concierge espagnole de la place de la Commune. Elle vient souvent le dimanche, un paquet de centimes tout chauds serrés dans la main – sans doute les pourboires octroyés à sa mère par des locataires plus pauvres qu’elle.

L’heure du déjeuner laisse un moment de répit à Saint-Lazare. Madeleine est partie chercher deux plats cuisinés au Comme chez soi, où ils vont souvent dîner après les grosses journées. Il sort de sa guérite et s’assoit sur l’un des bancs où patientent les adultes quand le manège tourne. Il y reprend le cours de ses réflexions. Oui, face à lui-même. Même s’il est en train de concrétiser le vieux rêve impossible. Même si la métamorphose de Madeleine l’a transmuée en une madone plus idéale que jamais.

Mais de quoi est fait, se demande-t-il, leur quotidien ? Sur quoi repose-t-il ? Gottfried a la pénible impression qu’il vient de tomber sur la terre sèche et dure d’une réalité qu’au fond de lui-même il n’avait jamais souhaitée. Il est plus que jamais étranger à sa propre existence. « Méfie-toi des mythes ! Ce sont de belles histoires, mais bien malin qui peut les rattraper et les faire vraiment vivre ou revivre ! » Iviu faisait-il allusion à cela ? Avait-il deviné que cette idylle mort-née, aussi fragile que toutes les autres, ne peut, tel le phénix, renaître de ses cendres improbables et douteuses ? Le résultat était là : des journées laborieuses, des soirs et des nuits raisonnables. Rien à voir avec le poème qu’il avait commencé à écrire dans sa tête sans trop y croire à l’époque où il rêvait d’elle.

Une vérité brutale se révéla vite à lui : contre toute attente, et comme un démenti à tous ses rêves érotiques, il n’était pas amoureux ! L’aimait-il, seulement ? Leurs fréquents silences, qui eussent pu être ceux d’un trop-plein d’infini, ne traduisaient-ils pas les abîmes sidéraux de leur néant ?

Venant rompre ces silences, la plupart des discussions tournaient autour d’Iviu. En fait, Iviu était le lien essentiel qui leur permît de coexister. Pour Saint-Lazare, il ne s’agissait pas alors d’évoquer les relations particulières entre les anciens amants, comme aurait tenté de le faire un nouvel élu en proie à une jalousie rétrospective. Il eût fallu pour cela que la passion se fût installée dans l’espace amoureux enfin libre ; que le fantasme eût, au sens propre, pris corps à l’ombre du carrousel qui pour l’heure conjuguait leurs deux existences sans pour autant les unir.

Non, lorsque Saint-Lazare remettait la conversation sur le grand absent, ce n’était pas pour ronger mesquinement son frein ; c’était plus noblement l’occasion de ressusciter son ami, de suppléer au manque que chacun ressentait. Qu’aurait pensé Iviu ? Qu’aurait-il dit ? Dans la caravane de Madeleine, alors que la pâleur de la lampe à pétrole laissait à peine deviner le visage de l’autre, tous deux reconstruisaient Jésus-Christ ; tous deux, en un consentement tacite, le réinventaient, l’installaient à leur table. Plus encore qu’un palliatif à la gêne réciproque que chacun n’osait avouer à l’autre, c’était un besoin commun, la seule fusion qui véritablement les exaltât, les transportât - ô combien plus que leurs pâles rapprochements épisodiques. Ils ne se le disaient pas, mais le seul couple qui fût envisageable pour eux était un trio. Dès qu’Iviu survenait et s’installait entre eux, se mettait alors à exister la seule flamme qu’ils pussent espérer ranimer.

À l’occasion de ces petites messes, de plus en plus fréquentes, Saint-Lazare avait évoqué la vie du commissaire itinérant et l’exercice très singulier de sa profession. Madeleine affirmait tout ignorer de l’affaire. Mais Gottfried insistait. Il la soupçonnait d’en savoir plus qu’elle ne le disait. Le soir de son départ en retraite, l’inspecteur Simon Kananaios avait rapporté à Saint-Lazare la petite scène entre Jeannot et le Légionnaire : était-il exact que ce dernier était présent lors de la mystérieuse piqûre au cou ? Que s’était-il passé, au juste ? Mais Madeleine lui affirmait qu’elle ne se souvenait de rien. C’est le cas, lui expliquait-elle, quand un gros choc efface de la mémoire de celui qui l’a subi la demi-heure qui précède le traumatisme. La semaine qui avait suivi son réveil, avait-elle parlé de l’affaire avec Iviu ? Non, répondait-elle en baissant les yeux, il ne voulait rien dire. Pour ne pas compromettre le dénouement, aurait-il prétexté. C’était le préfet, poursuivait-elle, qui avait enjoint le silence. Mais Saint-Lazare savait aussi bien que Madeleine qu’Iviu n’avait cure de ce genre d’adjurations. Gottfried insistait de nouveau. Jésus avait juste lâché, finit par avouer Madeleine, que l’affaire se dénouerait sans doute cet été. Comment le savait-il ? Madeleine ne semblait plus vouloir parler de cela, et Gottfried, en soupirant, passait à autre chose, c’est-à-dire à rien. Mais il savait qu’elle savait. Saint-Louis n’avait-il pas confié à Iviu qu’au réveil elle aurait parlé ?

Les pensées de Saint-Lazare sont interrompues par le retour de Madeleine, les bras chargés de leurs deux repas fumants et d’une bouteille de vin. Elle ferme la chaîne qui indique que le manège est provisoirement à l’arrêt, et dresse le couvert dans une grande nacelle du carrousel.

- C’est déjà là que mes grands-parents prenaient leurs repas, peu après la construction du manège. Le mari de la Léone, en bon Belge qu’il était, aimait bien boire et manger. D’où la petite table. Si cette table pouvait parler, elle nous dirait combien de bières il s’est envoyées à cette place avant de faire le grand saut. J’aurais bien aimé le connaître, ce grand-père ! ajouta-t-elle avec un brin de nostalgie Ma mère m’a abandonnée ; mon père, maintenant, bat la campagne : tu sais, Gottfried, je n’ai plus de famille !

Saint-Lazare a envie de lui dire : « Tu as moi ! », mais il s’abstient, conscient de l’inanité de cette phrase à l’heure où, après n’en avoir pas eu, il s’est visiblement trompé d’histoire. C’est comme si le figurant qu’il était regardait jouer une femme inconnue dans un film étranger auquel il manquerait les sous-titres. Que dire à cette intruse ?

Tandis qu’ils mangent en silence leur pot-au-feu, Madeleine se surprend parfois à regarder ce compagnon imprévu avec un début de tendresse, comme elle le ferait pour le gamin qu’elle n’aura sans doute jamais. La situation ne semble pas lui peser. De même que naguère elle gérait sans états d’âme ses appétits charnels, de même aujourd’hui, sans passion, elle regarde passer sa vie, qui tourne comme le manège. Iviu n’est plus là ; Gottfried le remplace : bon ! Peu de temps avant l’accident, elle eût été triste de perdre son amant, son ami et son maître – le premier, le seul à lui avoir appris à vraiment aimer. « J’ai mis une rallonge à mon corps », lui avait-elle dit un soir. « Il n’est plus seul pour aimer ! ». Mais depuis la piqûre, elle est comme insensibilisée à la vie. Presque mithridatisée. Tout peut lui arriver ! Elle trouve Saint-Lazare gentil. Elle soupçonne vaguement qu’il a « flashé » sur elle. Mais un vieux reste de sa vie d’avant Iviu fait qu’elle le place d’instinct dans une espèce d’anonymat qui n’exclut pas la sympathie bienveillante naguère réservée à ses clients. Sans l’exprimer avec clarté, elle sait intimement que le seul couple possible eût été avec Jésus. Alors que là, c’est tout au plus une association. Saint-Lazare est gentil avec les gamins qui viennent au manège. Parfois, elle a l’impression, l’espace d’une valse de Vienne hachée par le limonaire, que ce sont les leurs, que le bonheur que ces enfants affichent est celui de leur vraie progéniture. Puis lorsque le carrousel s’arrête, l’autre vie, pas plus désagréable que celle de ce rêve, reprend son cours. Elle réajuste la bretelle de son soutien-gorge, adresse un sourire au papy qui le remercie pour le tour gratuit accordé à son petit-fils, et, lentement, à l’image de sa vie, la lourde machine se remet à tourner, de plus en plus légère à mesure qu’elle prend de la vitesse et que les chevaux montent et descendent gracieusement dans la poussière chaude du nouvel été et les odeurs de sucre des barbes à papa. Oui, une association, se dit-elle. Oh ! elle continuera volontiers à prêter son cul à Saint-Lazare tant qu’il en aura envie – elle sourit en exprimant ainsi dans sa tête ce qui pour elle n’a rien de trivial. Mais quand même, c’était autre chose avec Jésus !

SECONDE PARTIE


JEAN-ÉDOUARD 



L’estrade qu’on a dressée dans la cour de la caserne est ceinte d’une bande bleu-blanc-rouge. Les enfants des écoles, les majorettes et la fanfare se pressent vers le petit escalier en bois qui y conduit. Chacun aura à s’y produire après les discours des officiels et avant une démonstration, effectuée par les pompiers avec le matériel sophistiqué, flambant neuf, digne de leurs nouveaux locaux. Les sapeurs sont tous présents, le cuir graissé de frais et le casque brillant, assis sur la gauche derrière les quelques personnalités déjà arrivées, prêtes à se lever et à rejoindre le micro quand on les appellera. Le ministre de la Santé publique et de la Sécurité sociale en personne, qui sera le premier orateur, doit arriver d’un moment à l’autre. À droite du fauteuil d’honneur encore vide, Roger Dupont-Pilastre, le préfet, est en grande conversation avec Edmond Durandeau, le divisionnaire, dont la mise un peu trop endimanchée - costume bleu pétrole et cravate voyante - trahit son statut de play-boy de banlieue. Au premier rang de l’autre côté, Saint-Louis se trouve placé entre le chapeau vert pomme de la préfète et le turban coloré de son épouse, qui tente de juguler la chaleur ambiante avec un éventail qu’elle agite désespérément. Arsène, dans le brouhaha qui s’amplifie, ne peut entendre ce que se disent ses supérieurs ; mais, aux mouvements de tête qui convergent vers lui, il devine qu’il est l’objet principal de leur conversation. Tandis qu’ils arrivaient ensemble et se saluaient, Saint-Louis a été discrètement prévenu par Dupont-Pilastre de l’arrestation imminente - ce soir ou demain à l’aube – de « qui il savait », dont on a pu confirmer le rôle principal qu’il a joué dans l’affaire. Ses complices sont pour l’heure surveillés dans l’attente du même sort.

Arsène respire, car se résolvent ainsi plus de six mois de piétinement. Jésus, revenu de Corse début juillet, a soudain mis les bouchées doubles, comme si sa cure au pays de Colomba l’avait revigoré ! C’est une conversation tenue avec Jeannot - un échange de propos incompréhensible pour quiconque en eût été témoin - qui a créé le déclic, lui a fait enfin reconstituer le puzzle, et a précipité le dénouement.

Saint-Louis, bien qu’en nage, ne sent pas la chaleur, soulagé par ce point final mis à l’affaire qui l’avait anéanti. Jamais Durandeau ne l’avait à ce point harcelé, presque supplicié, avec un sadisme de chef de bande dans une cour de récré. Aujourd’hui, tout cela est fini, et Arsène se réjouit à l’avance des festivités conjuguées du 14-Juillet et de l’inauguration de la caserne. La parade des pompiers, se récite-t-il, l’œil gourmand, sera suivie d’un vin d’honneur offert par la ville, d’un dîner campagnard organisé dans le parc voisin, puis évidemment d’un bal. Il est animé cette année par André Verchuren, et cela bien que « Verchu, le roi du musette » demande un cachet qui dépasse le budget fêtes de la petite ville de Bezon-Perret, déjà grevé par le feu d’artifice tiré à minuit ! Mais le député a bien voulu mettre la main à la poche pour cette Fête nationale un peu spéciale.

Saint-Louis est donc un homme soulagé, et il ne répond que distraitement à la préfète. Sous prétexte de lui demander qui est qui, elle se penche vers lui en collant un peu sa jambe à la sienne. Assomption, qui connaît la réputation de la dame, la fusille du regard en accélérant les moulinets de l’éventail devenu menaçant. Arsène ne s’aperçoit pas de tout cela. Il est heureux.

Il a envoyé une invitation à Jésus et à sa bande. Tous se sont d’abord montrés peu enthousiastes à l’idée de se rendre à ce genre de festivités. Mais, devinant la mine déconfite de leur ami venu les relancer dans un second courrier désespéré, ils ont finalement accepté, ainsi que tous ceux qui avaient assisté au départ en retraite de Simon, également mandés par Saint-Louis. Tout ce petit monde est juste un peu déçu que ce ne soient pas Jeannot et ses manouches qui aient été choisis comme orchestre.

Le ministre, le député et le maire arrivent ensemble dans leurs DS noires. En se retournant, Arsène aperçoit aussi la tunique blanche d’Iviu, précédée par la bande du Petit Saint-Ouen. Tout le monde a donc répondu présent : Myriam et Grand-mère Anna, Jeannot et les trois autres évangélistes, Simon, Jo, Fernand, Saint-Lazare et Madeleine. Tous viennent pour faire plaisir à Arsène, tout en priant très fort pour qu’une nouvelle affaire insoluble ne lui tombe pas sur le râble !

Ils s’installent dans les rangées du fond, tandis que le maire, qui fait office de Monsieur Loyal, monte sur la scène et s’approche du micro.

Je passerai sur la kyrielle de discours qui, tel un interminable chapelet, n’en finissent pas de finir, tandis que les enfants des écoles commencent à râcler des galoches et à gigoter.

Oui, je passerai sur ces indigestes tissus de lieux communs. Jean-Édouard d’Ermonville, mon nouvel éditeur, que j’imagine en train de déchiffrer cette prose inachevée, a déjà assez de grains à moudre et de plumitifs sur le métier pour que le génie méconnu que je suis n’y vienne ajouter l’habituelle cuisine des lieux communs dilués dans le bouillon de la logorrhée ! Jean-Édouard, m’a-t-il dit en se présentant, déteste la littérature de gare et le prêt-à-penser. Je me dis que ça tombe à point nommé, et que n’importe comment je ne soumettrai plus ma prose qu’à une seule maison, la sienne, les Éditions du Banc vide !

Il peut vous sembler surprenant que l’éditeur d’un roman se manifeste et, de surcroît, apparaisse en tant que personnage, dans le corps du texte avant même que le livre ne soit achevé. Une idée qui m’est soudain venue alors que je vous décrivais ce début de 14-Juillet.

En tant qu’auteur omniscient, pourquoi ne profiterais-je pas de tous mes pouvoirs, et en particulier de cette prérogative ? Né de mes propres mains dans mon propre atelier, Jean-Édouard va ainsi pouvoir intervenir, en temps réel, dans la chaleur du fournil, et non plus devant un tapuscrit prétendument bouclé et dangereusement refroidi. Ainsi, cet intervenant inespéré ne connaît pas encore, pas plus que moi, le titre de ce chef-d’œuvre.

J’avais d’abord pensé à l’intituler Les Enquêtes de Jésus-Christ. Mais Le Manège des sentiers perdus a le mérite d’ouvrir toutes grandes les portes et les fenêtres. Pas de littérature de gare, donc, mais un grand courant d’air, qui me semble convenir à souhait aux Éditions du Banc vide ! De la littérature d’aérodrome, peut-être !

Cette maison d’édition me redonne un coup de fouet ! C’est vrai que c’est beau, un banc vide dans un parc, sous un arbre alourdi par la pluie qui vient de cesser ! Il a bigrement trouvé les mots justes, notre Jean-Édouard, pour son enseigne, même si ça renifle l’appartement étriqué qui tient lieu de bureau, le tirage-peau-de-chagrin et la diffusion peau-de-fesses, sans oublier le service de presse réduit à de vagues blogs que personne ne lira. Mais je m’en tape ! Maintenant, je suis comme Marco, j’écris pour moi plus que pour des pirates qui ont pignon sur rue et raison sociale ! Je me décide, enfin, à ne plus gommer les gros défauts que ces bureaucrates me reprochent quand ils me font l’aumône d’un vrai commentaire, et suis même décidé à me servir de ces disgrâces. Comme le font ces femmes prétendument laides lorsqu’elles forcent le trait en se maquillant l’âme et le corps ! Ou encore comme le fait Jo avec son trombone quand il participe à un bœuf et exploite la fausse note qu’il vient de lâcher comme un pet foireux. C’est d’ailleurs ce que font aussi les hommes politiques quand ils viennent de flatuler une grosse connerie : ils la développent, la transforment en évidence et en font le cœur de leur propos. C’est ce qu’on leur a appris à l’ENA !

Donc, ce qu’on m’a refusé jusqu’ici - mon désordre, mes grains de beauté, les imperfections qui n’appartiennent qu’à moi -, je vais, avec Jean-Édouard, en faire ma véritable, mon inimitable patte. J’ai l’intuition que, loin de m’enfermer dans mon labyrinthe, cela va m’aider à en sortir. Foin des surmoi de tout acabit ! À bas les pions de la littérature, les flics du savoir-écrire, les magasiniers du monde intérieur ! J’ai une soudaine envie d’en faire une charretée qui disparaisse définitivement à l’horizon de leur mer morte ; envie de me mettre aux abonnés absents, qui d’ailleurs n’existent plus, et de ne plus répondre qu’à moi-même ! Envie, enfin, de remercier ce bouquin d’avoir ouvert ses pages salvatrices en même temps que décillé mes yeux !

- Comment ? Qu’est-ce que tu dis, Jean-Édouard ? Pourquoi, dans ces conditions de liberté extrême, m’être trouvé malgré tout un éditeur ? Et la fraternité ? Qu’est-ce que tu en fais, de la fraternité ? Comme Jésus, dont je suis le père – ce qui va peut-être résoudre le laborieux problème de Jo -, j’aime bien m’isoler, mais je n’aime pas être seul ! Le seul point est que je t’espère sympathique. Mais là, la balle est dans ton camp !

Jean-Édouard… Je vois se dessiner petit à petit, et devenir singulièrement réels, les traits de cet homme qui vient de quitter ses limbes pour mon univers. Je le vois s’avancer vers mon texte en gestation. Je le sens, presque physiquement, y pénétrer. Il est de taille et de corpulence moyenne, et se fond bien dans le décor avec le vieux loden bleu qu’il semble avoir enfilé par hasard et la casquette graisseuse mise de travers. L’essentiel, en dépit de son côté détective miteux, est qu’il ait cette apparence peu encombrante, cette neutralité qui peut en faire un copain attachant, que je pourrai suivre dans ses conseils, ou engueuler sérieusement. Presque ma marionnette ! En très peu de temps, je sens que la créature que je viens de façonner est déjà devenue un vieil affidé, et qu’elle n’est plus près de me lâcher.

Il est maintenant tout près de moi. Il vient pour la énième fois de lever le nez de mon tapuscrit – il en est où je l’ai laissé, à l’épisode de la caserne. Il me regarde par-dessus ses lunettes, l’air interrogateur. Que me veut-il ?

- Qu’est-ce que vous cherchez, avec votre image du Christ ? À transmettre un message ? À nous faire rigoler ? À réécrire la Bible ? À déconstruire et refabriquer la religion ?

- Si j’avais la solution, Jean-Édouard, je n’écrirais pas un bouquin ! Et si je te réponds tout de suite, comment veux-tu que je rédige la suite ?

Il fronce les sourcils.

- Et puis… Vous ne trouvez pas que c’est un peu une auberge espagnole, votre affaire ?

Je pourrais lui rétorquer qu’effectivement, l’existence ressemble à l’auberge en question, mais je ne lui réponds rien. Ou il a foi en moi, ou il cherche un autre client ! Mais je sais que dorénavant il est là, et qu’il va revenir à la charge.

Effectivement, quelques instants plus tard, alors que j’ai les doigts en attente au-dessus de mon clavier directorial :

- Pourquoi ces personnages de bande dessinée ? Votre tireuse de cartes, votre inspecteur à la Tardy et à la noix, et surtout votre noir de service qui fleure son Tintin au Congo et « Y’a bon, Banania ! ». Vous n’avez pas peur qu’on nous colle un procès au cul pour racisme ?

Là, j’interviens, car c’en est trop !

- Arsène Saint-Louis est un noir des années 70. Comme il en existe d’ailleurs encore aujourd’hui. S’il avait été jaune, il aurait été petit et je lui aurais fait faire des courbettes. Même, et surtout, s’il n’est pas de bon ton de le faire ! Je fais ce que je veux, non ?

Je pensais qu’il allait me lâcher, mais tu parles ! Maintenant, je regrette presque mon initiative. Regrette d’avoir fait intervenir un éditeur avant les relectures et le bouclage du bouquin. J’ai soudain peur qu’après avoir réglé leur compte à tous mes surmoi, une engeance pire se pointe à leur place, celle de Jean-Édouard-Jiminy Cricket, celle de la bonne conscience, revêtue de son armure et pourchassant le vilain dragon que je suis. J’ai peur de passer du statut d’auteur omniscient et omnipotent au rôle moins enviable d’un Caïn impotent ! Peur qu’après avoir trucidé sauvagement toutes mes statues de Commandeur, je voie soudain le nouvel œil venir me rechercher dans cette belle tombe que j’étais en train de me creuser ! Finalement, non, je ne crois pas que c’était une bonne idée ! Mais maintenant, il est un peu tard !

- Vous faites ce que vous voulez, mon vieux, mais je m’interroge sur toutes ces figures de chamboule-tout, sur tous ces masques caricaturaux…

- Mais, mon pauvre ami ! il y a longtemps qu’ils les ont enlevés, ou plutôt qu’ils leur sont entrés dans la peau ! Tu ne sens donc pas la chair de mes créatures vibrer ? Tu n’as donc pas compris que je suis le nouveau Geppetto, l’auteur thaumaturge qui donne vie à ses marionnettes ? Tu me vexes avec ton chamboule-tout ! C’est toi qui chamboules tout ! Laisse-moi un peu bosser, tu veux ! À plus tard, Jean-Édouard !

- Vous alors ! Vous ne manquez pas de culot ! Ni de vanité ! Vos « créatures » ! Tu parles ! Je t’en foutrais ! Ah oui, j’oubliais : Môssieur est « Auteur » ! Bon, moi je vais faire la sieste !

Il a l’air furieux, ce qui évidemment m’emplit d’aise !

Bon, je disais ? Ah oui : que je n’allais pas reproduire les discours des officiels. C’est d’ailleurs un peu dommage, car vous auriez pu savourer la grosse gaffe du ministre, qui n’a parlé que de Levallois-Perret, où il pensait se trouver, Mais il fut applaudi, comme le furent aussi ceux qui lui succédèrent : le préfet, qui en dépit des préséances ne parla que de Saint-Louis ; le député, malgré un bégaiement qui allongea très sensiblement son temps de parole ; le divisionnaire bellâtre, fâché avec la syntaxe (« On peut s’interroger sur comment on va faire »), tout comme le maire, qui fit pire encore ; et le clou de ce festival : Arsène, qu’on appelle au micro, et qui, n’ayant rien préparé, récite intégralement, avec des trémolos dans la voix, La Mort du loup de Vigny.

Tonnerres d’applaudissements ! Un sociétaire de la Comédie française n’aurait pas fait mieux ! Et n’importe comment, Arsène eût pu débiter tout ce qu’il voulait : tout le monde attend depuis longtemps le vin d’honneur, qu’on prépare au fond de la cour. L’apparition de bouteilles de champagne provoque même une rumeur de surprise incrédule. « Un cadeau du ministre », annonce le maire, qui a repris son micro, tandis qu’Arsène regagne sa place, sous le regard concupiscent de la préfète et celui, incendiaire, de sa douce moitié.

Oui, Arsène eût pu réciter le bottin, le Kama Sutra ou le livre de la Genèse, on s’en battait l’œil ! Mais il était temps que cette plaisanterie cessât, car l’un des enfants qui s’apprêtent à chanter la Marseillaise tombe soudain dans les pommes. On précipite quelque peu la suite : le couplet sur le « sang impur » est passé à la trappe, les majorettes abrègent leurs ronds-de-cuisse, et la fanfare reprend La Marseillaise au grand galop, et au grand effarement du chef, un petit gros à la casquette de travers dont les exécutants ne regardent même plus les gestes de détresse.

La parade des pompiers suscite cependant un regain d’attention. L’immense échelle d’un camion rutilant est déployée, et le plus jeune des sapeurs se porte au secours de la femme du capitaine, dont les énormes cuisses émergent du dernier étage de la caserne au milieu de flammes imaginaires.

- Tiens, vous annoncez que vous nous faites grâce de vos pauses descriptives, et vous remettez trois couches de Ripolin !

- Oui, on appelle cela une prétérition. C’est très commode quand on veut faire patienter le public ou le lecteur.

- Finalement, vous ressemblez un peu à nos politiques, avec leurs Je serai bref ! Votre description, qui par parenthèse use d’une syntaxe plus chargée que d’habitude, est à l’image de ceux que vous décrivez. J’imagine que vous avez alourdi vos phrases dans cet esprit, et non par maladresse. C’était voulu, n’est-ce pas ?

- Je croyais que tu étais parti faire la sieste, Jean-Édouard ! Tu as autre chose à me demander ?

- Oui, pourquoi revenir cinquante ans en arrière ? Pourquoi ces années 70 ?

- Parce que c’est l’époque où j’avais vingt ans, connard !

-Parce que maintenant vous appartenez au temps du commun des mortels, et non plus à l’autre, l’intemporel, auquel vous autorise votre statut privilégié ?

- Cela ne te regarde pas : c’est ma vie privée ! Relis Giraudoux, et tu verras qu’il arrive aux dieux d’errer comme des bêtes sur la Terre.

- Mais pourquoi cette fin des Trente Glorieuses, et pas ce beau XIXe siècle, avec ses Javert, ses calèches et son absence de téléphone ?

- Parce que dans les années 70 tout était mieux ! Et puis, je te le répète, c’est l’époque où j’avais vingt ans, où j’étais encore à un carrefour, où j’aurais pu prendre une autre route. Maintenant, il est trop tard !

- Excusez-moi, mais je m’emmêle les crayons : si je comprends bien, vous écrivez pour vous réincarner ?

- Fous le camp !

- Vous savez très bien que je reviendrai, puisque maintenant je fais partie de votre personnel !

- Oui, je sais, mais tu ne me facilites pas la tâche ! Laisse-moi un moment, tu veux !

J’ai voulu faire le malin en quittant l’impersonnalité de la troisième personne pour me balader et slalomer en direct entre les dialogues de cette histoire. J’ai joué avec le feu en décidant de descendre en marche d’un véhicule dont j’étais jusqu’alors le seul maître à bord. Et voilà que le dernier personnage que je viens de fabriquer joue les francs-tireurs en refusant de m’obéir et, pire encore, en se foutant de ma gueule ! Je vois ma conduite intérieure dont j’étais jusqu’alors seul à passer les vitesses s’évanouir à l’horizon. Et je me retrouve seul dans mon nouveau désert. Comme Saint-Ex. Mais lui, au moins, a son avion à réparer et un Petit Prince à consoler avant de reprendre son envol. Alors que moi, je suis harcelé par un éditeur raté – qu’en prime je suis moi-même allé chercher ! Je suis dès lors sans ressource ni secours. Un auteur sans papier ! Un SDF de l’inspiration. Comment mieux vous dire que j’en ai déjà plus que ras-le-bol de ce faux bol d’air que je me suis octroyé et qui est en train de devenir plus oppressant qu’un bain de vapeur !

Je me tiens devant les petits fours, une coupe à la main. Nous nous taisons un moment, Jean-Édouard et moi, puis je choisis de disparaître avec lui. Je lui saisis fermement la main, retourne à l’atelier, et reprends modestement ma place à l’établi. Mais en rédigeant quelques nouvelles phrases, j’ai soudain la surprise d’apercevoir mon Jean-Édouard revenu sur la scène que nous venons de quitter, et, très à l’aise, prendre ses quartiers dans ma prose et sur le terrain. Il est à présent en grande conversation avec Jésus !!! Le drôle, sans bien sûr me demander la permission, prend à lui seul les commandes de la narration ! Et je comprends qu’il ne sortira plus de ces foutues feuilles, et qu’il peut maintenant lui-même les écrire en y évoluant !

Il me regarde du coin de l’œil, l’air goguenard. Je comprends aussi ce que ce rat crevé vient de décider : désormais, ce n’est plus avec Dieu qu’il s’entretiendra, mais avec ses saints, plus coulants que leur patron ! Et en effet, ce fils ingrat d’Iviu, une coupe à la main, prend Édouard par le bras et l’attire vers Marco, qui est en train de faire un sort au pain-surprise. L’engrenage est lancé. Je me sens berné, pris en levrette. Une bouffée de colère m’envahit !

- Marco, je te présente Jean-Édouard d’Ermonville. Je lui ai parlé de ton manuscrit, tu sais : cette histoire du diariste poète dans sa maison de retraite. Je crois qu’il aimerait parler avec toi.

Ce qu’ayant dit, Jésus rejoint Grand-mère Anna et Jeannot. Je tends l’oreille, mais je ne perçois qu’une conversation bizarre à laquelle je ne comprends rien. C’est comme un poste de radio transformé en bac à friture. Ou mon ordinateur, quand il tombe en carafe et que je mesure alors tout l’infini de ma contingence ! Je profite cependant que Jean-Édouard soit occupé avec Marco pour essayer de reprendre les manettes :

Un cri d’horreur se propage. Tous les regards se sont levés vers le dernier étage où l’épouse du capitaine a été secourue. La fenêtre est restée ouverte. À côté, dans le mur, est fixé un crochet, sans doute destiné à passer une corde pour un exercice à l’occasion de l’entraînement. Celle qui vient d’y être fixée est tendue sous le poids du corps qui s’y balance depuis quelques instants.

Toute l’équipe est réunie dans le bureau du commissaire Saint-Louis. La question est de savoir ce qu’il convient de faire pour les obsèques du Légionnaire.

- On ne lui connaît pas de famille, soupire Arsène. Et dans le contexte que vous savez, on ne va pas lui faire une publicité supplémentaire en convoquant les journalistes à l’enterrement !

- Oui, s’agace le divisionnaire, j’ai eu beau supplier la presse nationale, qui était malheureusement bien représentée à la caserne, un article circonstancié vient de paraître. Léon Leblanc, dit le Légionnaire, a été reconnu, et notre ami le préfet, qui décidément n’arrange pas les affaires de la police, a tout raconté. Merci, Monsieur Dupont-Pilastre ! Grâce à vous, les complices ont eu tout loisir de se volatiliser ! Un mois de boulot parti en fumée !

Arsène, une fois de plus, n’en mène pas large devant son tortionnaire, dont les propos fielleux à l’endroit de Dupont-Pilastre le visent directement. En attaquant le préfet, Saint-Louis l’a compris, c’est une fois de plus lui, le nègre, que Durandeau met à mal ! Il essaie, une fois de plus, de se rattraper.

- Je ne vois que deux solutions, Monsieur le Divisionnaire : la fosse commune ou une incinération rapide. Nous pourrons dire aux folliculaires, qui continuent à me harceler au téléphone, que la famille s’est fait discrètement connaître, et a, incognito, récupéré cette nuit le corps à la morgue.

- L’incinération, la famille… Oui, ce n’est pas mal. Pour une fois, Saint-Louis… Mais faisons vite ! Je téléphone quai de la Rapée, pour dire aux joyeux drilles qui gèrent les frigos de faire circuler la nouvelle de cette fausse expédition nocturne. Qu’ils racontent aux paparazzi, toujours sur les lieux, qu’on a évacué le corps par la sortie des artistes et non par la grande entrée ! Il y aura encore un article dans les journaux du soir, quelques entrefilets les jours suivants, et puis le public va oublier. C’est mieux pour nous !

Un peu perplexe en faisant le bilan des derniers événements, vaguement désœuvré aussi, je me balade ce matin dans les Puces. Depuis l’épisode Jean-Édouard, dont mon vœu le plus cher est qu’il se désintègre en tombant dans les oubliettes de la création, j’éprouve une sensation étrange d’enfermement, et je quitte de plus en plus souvent ma tour de contrôle pour prendre l’air entre les pages.

Soudain, je les vois tous deux abaisser le bec de cane du Petit Saint-Ouen et entrer. Une bonne demi-heure se passe, le temps de flâner autour des stands. Puis je pénètre à mon tour dans l’établissement, et m’installe à un coin du zinc d’où ils ne peuvent me voir.

Jean-Édouard d’Ermonville vient de relire tout haut, à voix lente, l’incipit du Palimpseste des jours, le dernier texte de Marco Léo, qui est assis en face de lui. Il n’est pas 11h, et le lundi, qui marque la fin du week-end des Puces, Le Petit Saint-Ouen démarre un peu à la manivelle. Germaine, la patronne, est occupée à laver le sol à grandes eaux, la plupart des chaises encore retournées sur les tables. Celles que les deux hommes occupent forme ainsi une sorte d’îlot sur lequel ils se sentent un peu en fausse permission.

Tout en sirotant mon demi-panache, et sans me faire remarquer, je tends l’oreille.

- Oui, ce début me plaît bien. Les différents plans que vous développez aussi. Mais dans un premier temps, si vous le permettez, je vais jouer l’éditeur standard, dont vous connaissez bien le laïus décourageant : « Ces plans s’emboîtent mal, Monsieur Léo. Trop de sujets, trop de genres à la fois ! Il y a au moins quatre bouquins en un : le témoignage sur les maisons de retraite ; l’histoire magnifique de ce journal qui se détruit au fur à mesure qu’il s’écrit ; l’amour qui éclot parallèlement entre le vieil homme et la jeune femme de service ; et enfin la véritable enquête policière menée par le couple que forment la petite-fille du vieillard et sa compagne… Il faudrait choisir, Monsieur Léo ! Là où vous excellez, par le truchement de votre écriture raffinée, c’est dans la création d’atmosphères et la présence subtile et substantielle des personnages. Les personnages avant tout, Monsieur Léo ! » Voilà à peu près ce que vous dirait un éditeur sensé – disons normal. Je vais maintenant changer de casquette et me lancer, comme j’aime le faire, dans un pari fou : et si votre plume éclectique était celle d’une voix nouvelle ? Et si nous faisions le coup du siècle en exploitant ce labyrinthe ? Loin de vous y enfermer, cela pourrait définitivement vous aider à en sortir, à réunir en une sorte de feu d’artifice l’histoire d’amour, celle du journal qui s’autodétruit, et l’autre quête du passé assumée par le couple homo. Osons, Monsieur Léo ! Osons ! Foin des surmoi de tout acabit ! À bas les pions de la littérature, les flics du savoir-écrire, les magasiniers du monde intérieur ! Ce qu’il faudrait…

Cette fois, c’en est trop pour moi ! Je quitte la scène pour regagner mon bureau, et compose le numéro du Petit Saint-Ouen.

La patronne, au même moment, interrompt la trop belle envolée de Jean-Édouard.

- Vous êtes bien Monsieur d’Ermonville ? On vous demande au téléphone.

L’éditeur semble étonné qu’on le sache ici.

- Allô ! Oui ? Quelle surprise ! Oui ? Comment allez-vous ? Quoi ? Comment cela, du plagiat ? Vous en avez de belles, Patron ! Oui, je vous appelle Patron car je ne trouve pas d’autre nom à vous donner. Vous êtes bien mon patron, non ? Oui ? Quoi encore ?

- […]

- Que voulez-vous, c’est la rançon de l’omniscience ! Que dis-je ? le tribut dû à votre omnipotence ! Ces épigones que sont vos créatures vous imitent, et vous devriez en être fier !

- […]

- Comment ? Vous dites ? Un « droit d’auteur » que je vous ravirais en introduisant vos propres mots dans un dialogue-pirate ?

- […]

- Ce seraient votre patte, vos vocables à vous, et je vous les aurais volés ? Mais c’est absurde, Patron ! Et vous me demandez ce que je vais devenir si vous arrêtez ce bouquin et réduisez à néant ma présence et mes initiatives fâcheuses ? Mais… euh… Je ne sais pas… Rien, Patron, rien ! Sinon redevenir virtuel et réinstaller mon ennui dans le disque dur de votre ordinateur.

Après avoir raccroché, l’air piteux, l’éditeur se dit qu’il n’avait pas pensé à cela : si le patron cesse d’écrire, lui, Jean-Édouard d’Ermonville, retourne dans les limbes de la création ! Il y a de quoi réfléchir et d’arrêter de faire le malin, non !

- Un problème ? Vous n’avez pas l’air dans votre assiette !

- Non, ce n’est rien ! C’est mon patron, le directeur du consortium éditorial dont je dépends. Il n’est pas toujours commode, et j’ai malheureusement des comptes à lui rendre. Mais reprenons ! Votre manuscrit pourrait donc trouver un avenir dans ma maison ! Écoutez, je vais vous laisser. Un autre rendez-vous, vous m’en excuserez ! Mais dites-moi, j’ai encore quelques minutes : parlez-moi de cet Iviu Cristofini, dont j’avais fait rapidement la connaissance avant qu’il ne nous mette en contact ! Un vrai personnage de roman, non ? Il m’a paru singulier, un peu ailleurs.

Le sol a séché. On descend maintenant les chaises afin de dresser les tables pour le déjeuner. Marchands et chalands se pressent déjà, tandis que des odeurs de viandes en sauce et de friture achèvent d’aiguiser les appétits. Loin de chasser Jean-Édouard, cette invitation tacite à lever le camp le fait se raviser.

- Tant pis pour ce rendez-vous ! Restons assis, voulez-vous ! Déjeunons ensemble ! Vous n’avez pas de cours le lundi ? Ça tombe bien ! Prenons notre temps ! Faisons plus ample connaissance !

Le prof reprend le fil de la conversation.

- Oui, vous me demandiez ? Iviu ? Un personnage de roman ? Vous ne croyez pas si bien dire !

Et Marco de raconter à Jean-Édouard le projet fou de la petite bande, leur soirée au Fromage blanc, les réticences de Jésus-Christ…

- Parce que vous l’appelez Jésus-Christ ?

- Oui, c’est au commissariat qu’on lui a donné ce surnom. Le Légionnaire. Vous savez, celui qui s’est pendu en public.

- Mais vous m’intéressez bigrement ! Quand on aura réglé son sort à votre Palimpseste des jours, il faut absolument creuser cette idée ! Nous nous réunirons comme en ce moment avec vos deux camarades pour parler de cela ! Et il n’y a pas de quatrième évangéliste ?

- Si ! Le seul auquel Iviu fasse confiance : Jeannot, l’un des musiciens du Petit Saint-Ouen. La batterie que vous apercevez sur la scène est la seule réalité qui le rattache encore à l’existence. Sinon, il a complètement perdu le carton, et n’émet que des sortes de prophéties obscures. Seul Iviu semble s’y retrouver.

- Excusez-moi, l’écrivain m’avait fait oublier l’universitaire. Vous ne seriez pas intéressé par ces visions parallèles ? Il serait passionnant de transcrire tous les propos de ce vieux fou et d’en faire quelque chose. Une édition critique, peut-être ?

- D’abord, ce n’est pas un vieux fou, se renfrogne un peu Marco, tandis que la patronne lui apporte son œuf dur mayonnaise. Ensuite, ce n’est pas trop ma tasse de thé. Je veux parler de cette mode du non-sens qui fait sa part aux jeux surréalistes et aux mots qui se mordent la queue jusque dans le roman dit « nouveau ». Je n’ai nulle envie de gloser sur ce charabia !

Pour la première fois, Marco entend le rire de l’éditeur, maintenant à dix lieues du coup de fil qui l’avait ébranlé.

- Je suis plutôt un universitaire traditionnel, vous savez ! Et plutôt isolé au milieu de mes jeunes collègues. Je fraie néanmoins avec les plus âgés, ceux dont l’enseignement plus académique prépare aux concours. Et puis il y a aussi Irène, ajoute le géant en rougissant. Oui, ma directrice de thèse, qui…

Son histoire avec elle est finie, mais les souvenirs qu’elle draine se bousculent doucement et lui procurent un peu d’émotion.

Il se reprend.

- Mais revenons à Iviu et à notre projet !

- Le Palimpseste, pour moi, est presque parfait. Vous reverrez mes annotations. Il faut mener cela rondement, car la rentrée littéraire et les Prix arrivent. Il ne faut rien négliger : c’est encore jouable ! Vous pouvez me renvoyer cela rapidement ?

Marco a le cœur qui bat la chamade. Jean-Édouard poursuit.

- Vous avez de la chance pour votre premier roman édité : je vous accorde un à-valoir de dix mille francs. Je tiens à vous garder, et je ne vous cache pas que c’est votre projet d’écriture collective qui fait pencher la balance. Les styles sont-ils suffisamment différents ?

- Vous avez déjà un large échantillon du mien. Celui de Lucien, le toubib, pour ce que j’en connais à travers ses lettres, est plus sec et précis. Matthias, quant à lui, serait plutôt proche de la prose poétique. Style Chateaubriand, si vous voyez. Avec, selon moi, le défaut de la qualité : des phrases souvent trop longues et alambiquées, au point, parfois d’atteindre à la confusion syntaxique.

- Cela se corrige, cela se corrige, scande distraitement Jean-Édouard, qui semble penser à autre chose. Et Jeannot ?

- Je vous en ai parlé. Là, ce n’est que poésie. Hermétique à cent pour cent. Saint-John Perse et Mallarmé sont des Malherbe à côté ! Il faudrait l’enregistrer.

- Parfait, parfait, continue à rêvasser Jean-Édouard, comme s’il chantonnait.

Puis soudain, il semble revenir sur terre.

- J’ai des preuves à apporter à ma direction, qui doute encore de ma compétence. Il faut que ces deux bouquins sortent ! Et marchent, comprenez-vous ? Mon avenir en dépend ! Vous prendrez un pseudonyme pour Le Palimpseste des jours, car il ne faut pas qu’on vous reconnaisse dans le second livre. Ça ferait un peu maison d’édition au rabais avec auteurs multitâches ! Voyons, quel titre pourrions-nous donner à cette symphonie ?

- Je vous avoue que je n’y ai guère pensé. Pour moi, c’était une idée pour rire, la farce d’une farce ! L’Homme aux quatre visages, ou quelque chose dans le genre.

- Mmmmouais !

Au moment où, dans le silence de leur réflexion, ils commencent à attaquer leurs steaks au poivre, Grand-mère Anna, Myriam et Jeannot font leur entrée.

Marco, qui a pas mal discuté avec eux autour du buffet du 14-Juillet, les hèle.

- Venez donc vous joindre à nous ! Vous avez déjeuné ?

Marco glisse discrètement à l’oreille de Jean-Édouard :

- Jeannot, dont nous parlions, et la mère et la grand-mère de Jésus. C’est l’occasion !

- Oui, je me souviens les avoir entr’aperçus.

Tout cela m’énerve un peu. Je sens la conspiration, mais je continue à transcrire.

La discrète Myriam, qui a reconnu l’éditeur, hésite à les déranger, mais Jean-Édouard la rassure.

- Nous nous sommes à peu près tout dit pour aujourd’hui. Venez ! On va rajouter une table !

Grand-mère Anna semble contente de l’aubaine. Elle aime rencontrer et scruter des visages nouveaux, aussi experte en chiromancie qu’en physiognomonie - cette approche psychologique qui étudie les caractères à partir de la forme du crâne et des traits du visage. Le rapport qui lie la surface visible à ce qu’elle couvre d’invisible intéresse la vieille femme. Son instinct est primordial dans toutes ses divinations, mais elle a aussi lu des ouvrages sur le sujet, dont celui, précisément, du criminologue Cesare Lombroso. C’est ce professeur de médecine légale qui a posé les bases de la physiognomonie. Très en vogue au XIXe siècle, cette pseudo-science a été ensuite fortement critiquée, en raison des théories nazies qui procèdent de la même démarche. D’ailleurs, Lombroso, même au sein de l’Italie, considérait selon ce point de vue que la race du nord était supérieure à celle du sud. C’est lui aussi qui affirmait que les femmes étaient moins sujettes à la criminalité en raison de leur moindre intelligence et de la nature plus inactive de leur vie !

- Là, vous digressez, Patron ! On a compris ! Grand-mère Anna s’intéresse aux formes des visages, ce n’est pas la peine d’en rajouter et de faire une tartine imbouffable, style Wikipédia, sur le racisme scientifique ! Même si L’Homme criminel de Lombroso se trouve dans la petite bibliothèque de sa caravane entre la Bible et Nostradamus !

- Tu m’énerves, Jean-Édouard ! J’en ai marre que tu prennes tous les draps ! Je voulais juste faire un pont entre cette scène, l’affaire et le fameux racisme dont nous avons déjà parlé, car…

- Là encore, je vous arrête : vous embrouillez le lecteur avec vos parenthèses et vos liens qui n’intéressent présentement que vous ! On était parti sur un récit autrement plus captivant. Résumons : « la vieille chouette », comme vous l’avez déjà appelée, va juger sur pièces le futur éditeur de Marco (c’est-à-dire moi-même), qui, soit dit en passant, est aussi en passe de vous publier. Revenez vite au dialogue : on a failli perdre le fil avec vos paquets de phrases mal ficelées !

Je fais mine de ne plus l’écouter, et je poursuis. Mais je sais qu’il a raison ! Et ça m’énerve qu’il ait raison ! Je vais faire un effort, m’en tenir au récit le plus économe possible et aux dialogues pas trop chargés. Peut-être va-t-il rester ainsi un bon moment sans nous déranger. Je dis nous parce que je pense à vous, chers lecteurs. Pardonnez-moi !

Je disais donc que Grand-mère Anna aime rencontrer et scruter des visages nouveaux. Je vais biffer tout le reste et m’en tenir là !

Le trio prend place à côté des deux hommes et se commande le plat du jour. Je sens le Jean-Édouard toujours attentif à ma prose, et je fais gaffe ! J’ai une fois de plus l’impression d’avoir un pion, qui aurait pris l’apparence d’un rapace inquiétant perché sur mon épaule !

- Nous parlions de votre fils, Madame !

- Oui, je sais ! Appelez-moi Myriam, ce sera plus simple !

« Une tête d’emmerdeur, se dit soudain Grand-mère Anna en dévisageant l’éditeur. Il m’avait déjà fait une sale impression lors de la fête des pompiers. Plus sympa que le Légionnaire peut-être, mais un petit air chafouin qui en dit long sur ses intentions. Oui, un fouteur de merde ! Je l’ai à l’œil, en attendant de lui régler son compte ! »

L’éditeur ne souffle évidemment mot de son intrusion dans mon univers et du rôle que j’ai choisi, Dieu sait pourquoi, de lui faire jouer pour ma propre publication. Il évoque avec enthousiasme le roman de Marco, et en vient là où il veut en venir, c’est-à-dire à L’Homme aux quatre visages – titre qu’il ne mentionne pas, car il en cherche toujours un meilleur !

- Nous avons donc l’honneur et l’avantage d’avoir à notre table la propre mère de notre héros !

Son bagout de bateleur de foire ajoute au malaise de Myriam. Elle se risque cependant :

- Vous avez parlé à mon fils de ce projet un peu bizarre ? Ça m’étonnerait qu’il soit très chaud !

Marco sent bien la gêne de la mère, et il est un peu embarrassé, lui aussi, en prenant la parole.

- Oui, quand nous lui avons dévoilé nos intentions, il s’est presque mis en colère !

Myriam sourit.

- Mon fils est très discret.

- Discret, c’est vite dit ! intervient Jeannot, qui semblait jusque-là prostré. Avec ma fille, il ne se cache pas !

Puis il lève les yeux et semble chercher une phrase qui se serait égarée dans un coin perdu de la pièce.

- Cela dit, c’est sans doute le meilleur d’entre nous tous : le Premier qui sait aussi être le Dernier. Toujours the right man at the right place ! J’ai oublié ce qu’il m’a dit, et ce qu’il m’a demandé d’écrire. Mais je ne sais pas trop bien écrire.

- Nous, si ! intervient Jean-Édouard sous l’œil furibard de Grand-mère Anna.

- Ils étaient sept !

- Que veux-tu dire, Jeannot ?

- Je ne sais pas, Grand-mère Anna : sept étoiles, sept chandeliers d’or, sept ciels, sept siècles. Le temps qu’il faut pour digérer tout cela. D’ailleurs, le navarin est excellent, vous savez ! Vous auriez dû prendre le plat du jour, Monsieur Marco !

Puis il lève à nouveau les yeux au ciel, et reste ainsi un bon moment. Grand-mère Anna, désormais, ne peut plus tirer un seul mot de lui. Elle s’adresse alors à l’éditeur.

- Puisque vous vous intéressez à Iviu, sachez qu’un jour, je lui ai fait les lignes de la main. Le pauvre garçon n’en a plus pour longtemps à traîner sa tunique blanche sur cette Terre de malheur ! Vous, je n’ai pas besoin de vous dire l’avenir ; les traits de votre visage me suffisent : vous vivrez vieux, mais pas de façon bien glorieuse !

Jean-Édouard a pâli.

- Et les futures publications des Éditions du banc vide ?

- Ne m’interrompez pas, voulez-vous ! La seule chose que je peux vous dire, c’est que vous ne serez pas pour rien dans la disparition prématurée de mon petit-fils ! Vous portez le poids d’une terrible responsabilité : on ne s’attaque pas impunément au Patron !

Le soleil de juillet, le repas trop arrosé, mais surtout l’ombre menaçante de Grand-mère Anna, font transpirer Jean-Édouard d’Ermonville sous sa casquette et son loden. Il s’est mêlé à la foule des habitués et des touristes qui flânent en tenues légères autour de stands miteux gardés par des semi-clochards sur la partie la moins noble des Puces. Des objets peu identifiables sont placés au hasard sur des tables aux tréteaux mal assurés ou sur de vieilles couvertures de l’armée. Cela lui fait penser aux éléments chaotiques de ce roman où l’a introduit le « patron » et dans lequel il a revendiqué trop haut et fort son existence.

Il choisit de revenir sur ses pas vers les boutiques des antiquaires du marché Vernaison. Il a besoin de se rassurer au contact d’une marchandise de choix bien présentée. Comme s’il cherchait à mettre de l’ordre et de l’harmonie pour éradiquer son singulier malaise. Les prophéties de Grand-mère Anna continuent à sonner le glas. Elles lui ont glacé le sang ! La vieille, il en est persuadé, est très informée sur son passé proche, sur sa naissance ex nihilo dans ces pages que je continue à noircir, et sur l’avenir minable qui l’attend. Il a senti que cela seul intéressait la grand-mère d’Iviu, indifférente aux projets de Marco. Comme deux spectres, se dressent devant lui la mort prochaine d’Iviu, et la longue survie qui l’attend, dans une absence totale de gloire.

Il n’a plus guère envie de jouer les fanfarons avec moi, habité qu’il est par les funestes pressentiments qui excluent à présent toute révolte. Je comprends que je peux dès lors tirer à nouveau les fils de mes marionnettes et recouvrer le rôle qu’il m’avait peu à peu ravi.

Au café, Marco s’était excusé, car il avait à préparer un cours important sur la mise en abyme. Myriam et sa mère, quant à elles, devaient emmener Jeannot dans le cabinet médical de Lucien pour un renouvellement d’ordonnance. On avait, sur les conseils du toubib soudé à sa pipe, abandonné le psychiatre qui le suivait, et qui n’était d’ailleurs guère en meilleur état psychique que son patient !

Jean-Édouard, lui, n’avait ni cours à préparer ni médecin à consulter, pas plus d’ailleurs que d’auteurs à rencontrer puisque Marco, le quartet et moi sommes ses seuls hypothétiques clients. Il se retrouva ainsi livré à lui-même, et en charge de l’addition puisque la tradition veut que ce soit l’éditeur qui paye !

Après qu’il se fut délesté du peu d’argent qui lui restait, un soudain désœuvrement conduisit donc ses pas vers l’univers des Puces, dont, en d’autre temps, il eût goûté le charme. Avant de se retrouver parmi les clodos, aux abords du futur périphérique, il avait traîné au milieu de stands plus présentables et variés : stocks de vêtements militaires, articles de pêche, pièces détachées de voitures. Erré aussi parmi une brocante plus authentique, plus en rapport avec la vocation du marché. Il savait que dans d’autre circonstances, étrangères au roman où il était né et faisait désormais piètre figure, il eût pu être l’un de ces heureux promeneurs en quête de l’objet rare longtemps convoité, du livre introuvable ou du meuble rêvé. Quoi qu’il en fût, il n’avait même pas un sou vaillant en poche pour marchander un peu.

Il revient à présent dans ce coin des antiquaires, et se retrouve devant une luxueuse boutique de bibelots qui fleure bon l’encaustique. Mais en regardant la vitrine, il ne sent rien, et a la surprise de ne même pas y voir son reflet. Il ne voit rien d’autre que sa curieuse histoire, qui fait de lui un exilé. Le marchand s’approche de lui, mais comprend vite que ce client potentiel ne cherche rien. Encore un de ces figurants avec qui on ne fait jamais affaire ! Le teint buriné par les foires d’hiver et la moustache jaunie par la nicotine, le gros homme rentre donc s’asseoir, l’air indifférent. L’éternelle attente du chaland rare, de l’amateur argenté, l’a rendu hors d’âge. Il décapsule une nouvelle bière, et se la verse dans une chope bavaroise qui se morfondait comme lui dans la poussière de son échoppe.

De l’autre côté de la vitre, Jean-Édouard contemple sans vraiment le voir un tableau du XIXe, style Corot, dont les reflets d’un vernis récent empêchent de percevoir certains détails. Des nuages hypertrophiés se mêlent à la verdure d’arbres courbés par ce qu’on devine être les prémices d’une tempête. Les yeux de l’éditeur glissent dans le vague. Son regard se dilue dans la confusion des formes. Il entre dans la scène sylvestre, s’y installe dans une sorte de demi-sommeil. S’il ne continuait pas, sous la férule que j’ai reprise, à être un personnage de roman, il pourrait devenir ce tableau inanalysable qui l’absorbe tout en lui faisant comprendre ce que devrait être sa mission. Non plus ce code civil, ce paysage obligé fait de formules toutes faites qu’est le commentaire éditorial, non plus ce chemin douteux que sa fatuité s’est frayé, mais l’art de deviner l’imperceptible rien devenu quelque chose sous la patte de l’artiste, ce coup de pinceau unique qui fait dire que c’est lui, et pas un autre, qui est sorti de la palette.

Et soudain lui reviennent en mémoire ses propos médiocres et totalement hors de saison face à Marco qui vit enfin son rêve en dépit de ses professions de foi anarchiques et de son amour pour l’inclassable talent des auteurs marginaux. Soudain apparaissent à Jean-Édouard l’inanité de ses interventions à l’endroit de ma prose, ainsi que son discours prétendument frondeur sur l’originalité qu’il prône – au demeurant un plagiat de mes propres paroles, d’où mon appel pour le remettre sur le droit chemin. Mais Jean-Édouard n’a plus de chemin, sinon celui de l’imposture. Jean Édouard ne sait plus qui il est ! « Un coup éditorial », tu parles !

Tout en continuant à écrire, je sens que je reprends définitivement la main : à son insu, l’éditeur adhère au premier scepticisme de Marco, et à celui de Jésus. Il partage à part entière les réticences et les colères du singulier commissaire intérimaire, qui ne croit pas plus à la rationalité policière qu’aux tenants et aboutissants d’une improbable biographie ou à la pertinence d’une grille d’évaluation toute faite.

La soudaine humilité de l’éditeur me rassure. Je vais enfin retrouver à part entière mon autonomie de créateur, avoir de nouveau le champ libre pour reprendre, moi aussi, dans la tranquillité de mon atelier, mon pinceau et mes palettes. Préparer les dernières touches.

Mais auparavant, il reste à régler définitivement cette histoire de roman à une ou quatre mains, car ce pauvre Marco, enfin reconnu par le monde éditorial pour son roman, grisé et abusé par cette banale image de gloriole, et trop heureux en haut de son minable mât de cocagne, semble en effet avoir oublié les théories qu’il professait au Fromage blanc. J’ai bien peur que pour lui la chute soit brutale lors du dénouement qu’à mon corps défendant je suis déjà en train de préparer.

Le Fromage blanc est bondé en cette fin juillet. Les hurlements d’un groupe de touristes américains en goguette rendent indistinct le son du piano qui égraine un boggie, et couvrent presque les voix de la petite équipe qui s’est réunie là.

À l’issue d’une discussion agitée, on s’est finalement arrêté à un choix qui, en dépit de l’état de délabrement qui ne l’a pas quitté, satisfait finalement Jean-Édouard. Lucien avait d’abord proposé Les Quatre Vérités, mais le titre avait déjà été pris par Marcel Aymé. C’est Jeannot qui, entre deux divagations, se mit à parler du Quartet de Montmartre. Cette idée venue de nulle part – car ses propos étaient plus que jamais obscurs - souleva l’enthousiasme des coécrivains qui, en dehors de leur projet, prisaient le jazz et la Place du Tertre. Ils laisseraient ainsi au moins une trace tangible d’eux-mêmes et de leur univers favori sur la première de couverture !

Assis entre Madeleine et Saint-Lazare, Marco accepte maintenant ce projet fou, car ce « coup éditorial » est indissociable de la parution du Palimpseste des jours, un manuscrit auquel il tient, et qu’il bichonne depuis tant d’années ! D’autant que ce roman avait pris naissance un soir où il s’était attardé dans l’appartement de sa directrice de thèse. L’excitation provoquée par ce début de création à deux avait ajouté le petit rien qui manquait à leur désir pour qu’il s’assouvît dans une communion parfaite.

Irène s’est d’ailleurs jointe à l’équipe. Une idée de Marco, qui connaît le professionnalisme et la sagacité de son égérie, et l’a ainsi associée à ce rendez-vous - sans s’avouer vraiment le rôle de la nostalgie tenace qui, en sourdine, le lie toujours à son ancienne maîtresse. Aujourd’hui, il vit de nouveau ce bouleversement intérieur où sensations et sentiments se mêlent. Son estomac se serre et diffuse en lui une chaleur sauvage alors qu’il redécouvre ce mélange d’allure intello, que les petites lunettes rendent encore plus sévère, et de physique doux et troublant, comme savent le conjuguer certaines femmes slaves. Irène Lalovitch ! Pour reprendre le mot de Cocteau à propos de Marlene Dietrich, « un nom qui commence comme une caresse et finit comme un coup de cravache ! »

Lucien et Matthias sentent bien l’émoi de leur ami, tandis qu’ils écoutent Irène leur proposer de faire une rapide expérience pour éprouver leur capacité à assumer cette biographie polyphonique. Il s’agirait de choisir un épisode de la vie d’Iviu dont ils ont tous été les témoins, d’en noter rapidement les points principaux, et de les exposer. Il faut au moins trois détails marquants, et une impression personnelle, précise la prof, comme si elle expliquait les règles d’un jeu de société.

- Voyons, s’interroge Lucien… Je pense au lycée. Il y aurait bien cette heure de philo sur les fondements de la métaphysique auquel nous assistions tous, et au cours duquel Iviu, en peu de mots, a tranquillement cloué le bec à ce connard de Barnabé !

- Oui, approuve Matthias, notre génial prof ! Autant fait pour la philo que Platon pour la pêche à la ligne !

- Excusez-moi, reprend Irène, je préférerais une scène plus concrète ! Le but est de comparer vos perceptions d’un même événement, pour ensuite réfléchir sur vos versions respectives.

Marco est assis en face d’elle. C’est plus fort que lui, il emprisonne l’un des pieds de son ancienne maîtresse entre les siens. Irène ne semble pas offusquée de ce retour amoureux, qu’elle avait d’ailleurs déjà deviné au téléphone, puis dans le taxi qui les avait conduits à Montmartre. Mais elle évite de regarder Marco, tout en lui rendant la pareille de son pied resté libre.

Saint-Lazare intervient.

- Moi, mon souvenir le plus marquant, c’est la première fois qu’Iviu nous a invités au camp pour partager la pastasciutta de Grand-mère Anna.

- Je faisais partie des invités, dit en souriant Madeleine, à qui sa science des hommes n’a pas laissé échapper le retour de flamme de Marco.

- Est-ce que tout le monde se souvient ? demande Irène.

Marco, Lucien et Matthias acquiescent, et Jean-Édouard hèle le garçon pour commander une bouteille de champagne et demander trois feuilles de papier.

- Cette fois, c’est pour moi, lance le toujours généreux Marco sous l’œil attendri et amusé d’Irène.

- Non, ce sont les Éditions du banc vide qui vous invitent, se pavane Jean-Édouard, à qui le découvert de son compte bancaire personnel ne laisse plus que la ressource de puiser dans les fonds de caisse de sa maison, comme le fait dans son échoppe la mère de Gottfried pour renflouer le fils prodigue.

L’avenir de l’éditeur, prédit par Grand-mère Anna, semble tellement gris que l’intéressé adopte maintenant l’état d’esprit de Saint-Lazare à l’époque de sa lente descente aux Enfers. Un À quoi bon ! généralisé, une sorte de lent suicide matériel et moral, d’où n’émerge plus que ce double projet éditorial coupé de toute autre réalité, et cela bien qu’il n’y croie plus ! Il se sait condamné à vie à exister, et il avance dès lors dans cette aventure comme un automate dont je tire maintenant seul les ficelles. Déréliction d’autant plus cruelle qu’il a pris conscience, devant la vitrine de l’antiquaire, de l’inanité de son entreprise. Lui non plus, comme Iviu, comme naguère Marco, et finalement comme moi-même, ne croit plus à la réalité des événements et des hommes.

Après avoir levé leur coupe et porté un toast à Irène, à leur éditeur et à Iviu, les trois scribes se mettent rapidement à la tâche, tandis que les Américains de la table d’à côté continuent leur chahut.

Tout en scandant religieusement leur réflexion de pauses Dom Pérignon, les nouveaux évangélistes, les yeux au plafond, cherchent dans leurs souvenirs à reconstituer la scène, puis griffonnent à la hâte ce qui leur vient.

Leur rédaction terminée, les trois feuilles sont ramassées par Irène, qui a sorti son stylo à bille rouge. Après quelques annotations, elle relève la tête en souriant.

- Qu’est-ce au juste qu’une pastasciutta ? Il faudrait m’expliquer, car je ne suis pas un as en gastronomie ! Est-ce une sorte de rizotto, comme l’explique Marco ? Ou un genre de moussaka, selon ce qu’écrit Lucien ? Matthias, quant à lui, parle de gnocchis au parmesan.

Saint-Lazare intervient de nouveau.

- Non, rien de tout cela ! Iviu et moi avons souvent partagé la pastasciutta au camp. Ce sont des pâtes fraîches que Grand-mère Anna confectionne elle-même, avec un accompagnement de bœuf haché, de lard, de tomates et de fromage râpé.

- Affirmatif ! lance le garçon qui apporte une seconde bouteille de champagne. Le chef, qui est italien, en met au menu le mercredi. Monsieur a raison !

- Et puis, poursuit Irène, ce repas a-t-il été pris dehors ou à l’intérieur de la caravane ? Là aussi, les avis divergent. Et Grand-mère Anna a-t-elle tiré les cartes à Matthias ou à Lucien ? Les relations diffèrent également à ce sujet.

- Je ne l’ai pas noté, mais c’est à moi qu’elle a tiré les cartes, intervient Marco. À cette occasion, elle m’a d’ailleurs prévenu qu’en dehors de ma thèse je ne publierais jamais rien, poursuit-il. J’espère, cher Jean-Édouard, que vous allez la faire mentir !

Cette prédiction ne regonfle pas le moral de l’éditeur qui, depuis son entrée au Fromage blanc, ne parvient pas à se départir de son air lugubre. D’autant que Jeannot, avant de se diriger vers les toilettes pour soulager sa prostate capricieuse, vient d’intervenir à sa façon en lui disant que sa planète continuerait à tourner dans le vide !

- Ce qui m’intéresse le plus, reprend Irène, c’est votre sentiment sur Iviu. Il me semble que vous lui prêtez la personnalité que vous avez continué, depuis cette pastasciutta, de construire. Non pas objectivement, mais d’après ce que vous êtes vous-même, et selon l’image qu’en conséquence vous avez échafaudée. Les impressions de Matthias relèvent de l’hagiographie : Iviu est une sorte d’inspiré qui se serait pratiquement retiré du monde, unique dans son recueillement jusqu’à sa façon de boire et de manger. Alors que pour Lucien, le fameux Jésus-Christ est un bon copain de classe et un bon vivant. Les pouvoirs dont Lucien a déjà été témoin ne sont aucunement un obstacle à votre fraternité de potaches, qui va jusqu’à l’argot, dont notre personnage n’est pas avare. Le cas de Marco est encore différent : il a déjà fait de son ami un objet littéraire ; la relation de ce repas, plus qu’un faux-témoignage supplémentaire, devient une véritable mise en scène. Les éclairages – celui du feu de bois qui continue à flamber, par exemple – créent un climat un peu irréel en transfigurant les rides de Grand-mère Anna et la tunique blanche de Jésus, tandis que les autres visages apparaissent, écrit Marco, « comme des ombres chuchotantes dans l’intimité de la nuit ».

- Que faire donc de tout cela ? soupire Jean-Édouard d’une voix blanche.

Les Américains ont levé le camp, et le pianiste s’est accordé une pause. Cette accalmie arrive à point nommé alors que le véritable travail vient, grâce à Irène, de commencer.

Elle réfléchit un moment, puis se lance.

- Je parle sous votre contrôle, cher Monsieur, dit-elle en s’adressant à Jean-Édouard : ce que le public attend, ce n’est pas une synthèse, mais ce à quoi nous venons d’assister en direct : le récit d’événements semblables éclairés par le songe et le mensonge de plusieurs regards – ce que dans mon jargon je nommerais la plurifocalisation, mais je vous fais grâce de tous ces gros mots ! L’essentiel est la coexistence de ces textes, qui tous les trois, et avec les mêmes titres, raconteront les scènes principales de façon différente. Les Quatre Évangiles transposés au XXe siècle. Auxquels il manque d’ailleurs la quatrième voix…

- Que faites-vous de la mienne ? s’inquiète Jeannot dans un soudain éclair de lucidité. Les étoiles du pitre n’ont donc pas droit au firmament du chapiteau ?

Personne n’en revient ! L’effet de surprise passé, Irène pense qu’en effet, la poésie apocalyptique qui sort de la bouche du vieux batteur serait la cerise sur le gâteau pour cette œuvre déjà singulière, une sorte de brouillage de pistes supplémentaire qui ferait s’achever le livre sur une mise à feu de la réalité et du langage !

- Ce serait le couronnement, poursuit-elle tout haut, de ce que peut démontrer cette entreprise : l’impossibilité de définir la réalité autrement que par la multiplicité et la variété de vos éclairages. Paradoxalement, cette polyphonie serait donc la seule approche possible de la vérité. Et cela malgré le travail de sape de nos mémoires capricieuses, et en dépit d’une absence totale de certitude par rapport à notre appréhension du monde, qui demeure totalement subjective et relative. Regardez cette bouteille de Dom Pérignon ! Apparaît-elle de la même façon pour chacun ? Le Quartet de Montmartre, chargé d’écrire la vie de Jésus (de façon autrement stimulante que ne l’a fait Ernest Renan), est bien l’illustration de ce en quoi, comme Marco, je crois profondément : la réalité n’existe pas !

Jean-Édouard, reprenant ses vieux réflexes, est blême ! Je sais qu’il piaffe et, de la place qu’il occupe au Fromage blanc, brûle de m’interrompre. Autant il est en retrait dans cette scène où je le fais jouer, autant il est plus que présent dans mon univers de créateur où il demeure malgré tout partie prenante : « Mais où est-ce que vous êtes allé chercher cette universitaire à la noix, à laquelle son ancien amant est en train de faire du pied ? Là, c’est pire que pour le 14-Juillet ! Vous rasez littéralement le lecteur avec cette incursion baroque et ces propos qui oscillent entre la littérature et la philosophie. Pourquoi pas développer la thèse de Berkeley sur les mirages de la réalité, pendant que vous y êtes ? Ou se référer aux Faux-Monnayeurs de Gide, qui inaugurent ce festival de points de vue sur un même événement ? Reprenez les commandes, Patron ! » J’entends Jean-Édouard même quand il ne parle pas. Mais cette fois, je sais pourquoi il a pâli. Tout en critiquant, sans doute à juste titre, mes pauses réflexives et mes longueurs, il sait qu’Irène a raison. Que ce qu’elle professe dans son jargon est bien ce qu’il a ressenti devant la vitrine de l’antiquaire : la contingence des choses, et surtout celle des mots qui servent à les nommer. Autrement dit l’indicible, que personne n’atteint au point sublime de Jeannot. Mais tout en voyant de plus en plus clair sur la question, l’éditeur baisse la tête et reste coi, car il sait que maintenant c’est moi qui mène la danse, et que j’irai jusqu’au bout !

Au même moment, on parle également d’Iviu chez le commissaire Saint-Louis.

Arsène a prié Simon, le préfet et sa femme à dîner, en dépit des réticences d’Assomption, allergique à Claudia Dupont-Pilastre. Elle fait cependant bonne figure, et feint de ne pas voir, à chaque fois qu’il se dirige vers le commissaire, l’œil brillant de celle qu’elle considère comme une dangereuse rivale. Elle sait qu’Arsène lui est inconditionnellement fidèle. Mais elle a du mal à lutter contre une jalousie sauvage qui l’envahit par bouffées en faisant frémir tout son corps dès qu’un jupon un peu froufroutant recouvrant une cuisse hospitalière croise leur chemin.

Les deux hôtes sont en tenue africaine – boubous bariolés et sandales en cuir. La préfète, qui a dû mettre son Guerlain dans la pomme de douche, arbore une robe fourreau violette fendue jusqu’à la hanche et décolletée dans le dos jusqu’aux fesses. Autant dire qu’elle est presque nue ! Simon Kananaios et Roger Dupont-Pilastre ont plus simplement choisi d’arriver en jean avec un pull sur les épaules pour ce qui est finalement un dîner entre copains. Le préfet éprouve de la tendresse pour Arsène ; et Simon, depuis son départ en retraite, est venu plusieurs fois déjeuner chez son ex-collègue, devenu un ami. Bien que n’étant plus en activité, il l’a aussi aidé, après le 14-Juillet, à remettre la main sur les complices du Légionnaire.

Une bonne odeur de gombo frit et de poulet aux arachides s’échappe de la cuisine. Cela met l’eau à la bouche à Simon, qui apprécie les plats amoureusement concoctés par Assomption. En particulier la façon dont elle agence les saveurs en mêlant, comme elle seule sait le faire, les épices qui viennent directement de son pays. Elle aussi possède une palette, dont les composantes ne s’additionnent pas, mais fusionnent. Contrairement au Quartet de Montmartre, dont les partitions demeurent distinctes, une voix unique et supérieure se dégage de cette alchimie culinaire. Certes, en cherchant bien, on pourrait deviner les baies de cannelier, l’écorce de combava, le fenugrec ou la maniguette. Mais, comme le tableau contemplé par Jean-Édouard, ou comme les « mutations », ces jeux d’orgue aigrelets qui sont la résultante de plusieurs sons devenus indistincts, tous ces ingrédients se mêlent de façon indicible, et finalement convergent dans une émotion gastronomique, tel un choc poétique.

Pour l’apéritif, Arsène a préparé lui-même un cocktail à l’aune de ces savants mélanges dont le détail s’oublie au profit du tout : un saharan martini, copieusement dosé en amarula, liqueur de noisette et vodka, et agrémenté au dernier moment de copeaux de chocolat. Il lève son verre.

- Au commissaire Cristofini, à qui l’on doit tant, et que j’aurais tellement aimé avoir parmi nous, ce soir ! Mais il a encore disparu !

- Oui, à notre cher et mystérieux Iviu ! surenchérit Simon, tandis qu’Assomption apporte un plateau chargé de beignets au piment et autres denrées apéritives qui, à elles seules, constituent déjà un dîner complet.

- Et à notre amitié ! ajoute le préfet. Une amitié qui dépasse nos fonctions. Et nous aide un peu à vraiment survivre, ajoute-t-il avec un brin de mélancolie. Je suis préfet par accident, vous savez ! Parachuté dans les tout nouveaux Hauts-de-Seine après un chemin de croix de province en province entamé après la sortie de l’ENA. J’ai raté ma vocation : je voulais devenir violoniste, mais mon père m’a menacé de me couper les vivres. Alors, voilà. Le seul point positif est que j’ai pu vous rencontrer, mes amis !

- Moi aussi, soupire Arsène, ma vocation était ailleurs. J’aurais tellement voulu enseigner les lettres et écrire des livres ! Je me rattrape en apprenant ceux des autres. J’ai commencé Proust la semaine dernière : je sais déjà les cinq premières pages de la Recherche.

- Oui, poursuit Simon dans un accès subit de familiarité dû sans doute au cocktail, Roger a raison : l’amitié console de tout, y compris des trains que l’on a manqués : le violon, la carrière littéraire, et pour moi une famille nombreuse. Voir des enfants jouer dans un square provoque toujours en moi un petit pincement au cœur et, l’avouerais-je ? l’envie de pleurer. Iviu, lui, n’a pas ce problème : il est intérimaire, c’est-à-dire perpétuellement en marche. Il est à la fois partout et nulle part. Il a résolu le problème du choix. Et de la nostalgie, puisqu’elle s’efface à chacun de ses pas, toujours nouveaux.

- Et pourtant, la pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie ! soupire Arsène.

- Je vois que tu fréquentes aussi Camus, remarque Roger, qui, encouragé par son deuxième saharan, vient de passer au tutoiement.

Puis, se tournant vers Simon, il lui met la main sur le bras.

- Claudia et moi non plus n’avons pas eu d’enfants ! C’est moi qui suis stérile. Je n’ai aucune honte à vous le confier, même si bon nombre d’hommes assimilent cela à de l’impuissance. Mais après tout, c’est peut-être mieux ainsi : n’aurais-je pas légué un cadeau empoisonné à cet héritier ou à cette héritière en lui faisant don de mes spermatozoïdes ? Vous excuserez cette parenthèse triviale et trop pessimiste pour une si bonne soirée, mais l’avenir de notre planète ne me semble guère prometteur pour les générations à venir !

Cédant une fois de plus au démon de la citation, le commissaire rompt le long silence qui a suivi les paroles du préfet. Il s’agit cette fois, non plus d’une page célèbre de la littérature française, mais d’un passage de Saint Mathieu, car même au catéchisme de Ouagadougou, Arsène exerçait sa mémoire en avalant des pans entiers d’évangiles :

- « Quiconque fait la volonté de mon Père qui est aux Cieux, c’est lui mon frère, ma sœur, ma mère. » C’est aussi la fille et le fils que nous n’avons pas eus, Roger. Pas de famille : grande famille ! Notre honnête amitié fait de moi ton frère, ton père et ton fils !

- Oui, Arsène, tu es bien gentil, mais cela nous console-t-il vraiment ? – car je m’aperçois que ce soir, nous sommes tous ici sans enfants ! Notez que pour en revenir à Iviu, qui en ce moment est tellement présent parmi nous, l’absence de descendance est une évidence. Il doit être rare qu’un inspiré comme lui se reproduise et encombre sa route d’une marmaille qu’il faut nourrir et torcher. Mais tu as raison, Arsène : la nature de nos liens est multiple, et j’ai cette curieuse impression que nous sommes tous un peu ses enfants, qu’il est pour nous une sorte de père. Un père un peu lointain, certes, mais…

Tout en parlant ainsi – tout en rêvassant, allais-je dire, comme on ne saurait le faire que le soir, sous l’éclairage indirect d’une lampe de salon, au sein d’un petit cercle d’amis, un verre à la main -, et tout en sentant monter en lui un vague bien-être, Roger fronce le sourcil en regardant sa chaude moitié, qu’il a toujours à l’œil lorsqu’ils sortent. Assise, la cuisse à l’air, dans un confortable fauteuil club, et profitant de la diversion qu’apporte la conversation, elle vient de faire glisser dans son sac à main une petite statuette en ivoire qui se trouvait sur le guéridon où traînait négligemment sa main. Le préfet, une fois de plus, devra faire discrètement l’inventaire au moment de prendre congé. La manœuvre n’a pas échappé à l’œil de flic de Simon, mais lui non plus ne pipe pas. La cleptomanie de Claudia est connue de tout le monde. Quand Dupont-Pilastre n’est pas avec elle, on le prévient discrètement par téléphone à chacun des larcins. Le préfet des Hauts-de-Seine est connu de tous les directeurs de Grands Magasins.

- Oui, poursuit Simon, nous sommes un peu les enfants d’Iviu. Je n’avais jamais pensé à cela, et Arsène éclaire ainsi les curieux rapports que j’ai entretenus avec Jésus. À chaque affaire, c’était une ombre immense qui s’étendait sur moi. Mais jamais une statue de commandeur. Une sorte de prêtre de la police, peut-être, digne de sa mère, qui est une laïque consacrée et chez qui on chercherait en vain le moindre défaut.

- Je ne la connais pas, interrompt Roger. Le peu que je j’entrevois de la vie de Jésus me procure un peu cette impression de héros à la fois discret et tutélaire. Mais sans doute ne faut-il pas sombrer dans la sanctification !

- Il échappe à ce travers par la simplicité et la familiarité qu’il manifeste souvent, et qui en font un véritable proche, précise Simon. En fait, il possède plusieurs registres : tantôt lointain et obscur dans ses propos élevés et châtiés, tantôt familier et sacrifiant volontiers à l’argot. Pour moi, il est multiface – je dirais presque universel. Déconnecté du monde, il peut y revenir de façon plus qu’humaine – je pense à la liaison qu’il a vécue un certain temps avec Madeleine. Tu sais, Roger, celle qui tient le fameux Manège des Sentiers perdus avec Saint-Lazare.

- Oui, le théâtre de l’affaire… Mais pourquoi diable Iviu est-il devenu commissaire ?

Long silence, là encore, rompu par Simon.

- Sans doute parce que c’est là qu’il peut le mieux partager les souffrances qu’il rencontre et côtoyer le mal qu’il combat. Ça rejoint ses dons. L’un de ses amis, Lucien, m’a confié à quel point ses séances de magnétisme l’épuisent. On parlait de vocation. La sienne est de soulager. Au prix de tourments divers pour lui-même, mais aussi, pour ceux qui l’accompagnent, au gré de ses caprices et au hasard de ses apparitions toujours improbables et inattendues. Je pourrais écrire un bouquin sur toutes les parties de cache-cache auxquelles il m’a obligé à jouer pour le retrouver. Tu peux en témoigner, Arsène : on ne sait pourquoi on l’aime, mais on l’aime ! Ce n’est pas de l’ordre de la raison. Et il faut sacrément croire en lui pour se mettre en route dans l’inconnu des nuits d’hiver, alors qu’une enquête piétine depuis des mois et que l’on n’a plus vraiment la foi. Non, ce n’est pas de l’ordre du rationnel.

- Credo ut intelligam ! conclut Arsène, qui connaît aussi Saint-Augustin.

Jean-Édouard, bien qu’il sût que je me trouvais en agréable compagnie hier soir chez Arsène, semble s’être définitivement extrait de ma prose. Pas à un seul moment, il n’est intervenu pour me lancer des critiques acerbes à propos de l’économie du texte. Je pensais qu’il ne me raterait pas au tournant : quel était donc l’intérêt de la relation de cette soirée chez Arsène, qui tournait une fois de plus autour d’Iviu ? N’eût-il pas été plus habile de mettre Jésus-Christ à l’ombre en prolongeant les ellipses et les silences derrière lesquels il se cache ? Je me serais, comme les fois précédentes, débattu dans les filets de mes justifications, auxquelles il lui aurait été facile de me répondre. Mais Jean-Édouard est maintenant muet, puisque désabusé. Au chevet de la littérature et de sa propre existence, il vient d’assister à une double mort brutale dont il porte un deuil définitif. Il n’est plus avec moi. Il me manque presque !

Afin de se changer les idées, il se rend en ce début d’après-midi ensoleillé place de la Commune pour voir le fameux carrousel qui figure dans le roman. Une fois de plus – mais y croit-il encore vraiment ? - il pinaille sur le titre, que moi aussi je cherche encore : les pages dans lesquelles il est entré invitent, selon lui, à mettre autre chose sur la première de couverture, pour attirer le chaland, que Le Quartet de Montmartre ou Le Manège des sentiers perdus. L’un des précédents titres, Les Enquêtes de Jésus-Christ, lui semblait tellement mieux ! Il correspond d’ailleurs au sujet central : le personnage d’Iviu.

Jean-Édouard regarde l’étrange machine tourner, s’arrêter, puis ouvrir ses clins pour qu’une nouvelle fournée d’enfants pénètre dans ce lieu, vénéré comme un sanctuaire. Madeleine s’active auprès des bambins les plus jeunes, tandis qu’une queue se forme à la caisse, toujours tenue par Saint-Lazare, dont l’éditeur surprend l’air morose.

La chevelure rousse de la jeune femme à laquelle il revient semble plus que jamais enflammer les lieux et les imaginations. Madeleine porte un jean serré et un T-shirt moulant qui n’entravent pourtant en rien ses mouvements agiles : en quelques secondes, elle attrape un enfant de trois ans qu’elle hisse sur un destrier, puis descend dans la foulée une fillette en pleurs, que finalement elle réinstalle dans la nacelle où elle déjeune parfois avec son compagnon.

Jean-Édouard suit du regard la jeune femme aux appas aguichants, dont la chevelure ondule au gré de ses mouvements. L’éditeur se surprend à ressentir en lui une montée de désir qu’il n’avait pas encore éprouvée depuis son arrivée dans le roman. Il déshabille mentalement Madeleine, voit jaillir deux seins généreux aux larges aréoles, lui arrache son jean et a le souffle coupé en découvrant ses fesses de rêve et ses hanches faites au tour. Les jambes de l’éditeur flageolent, sa raison vacille. Il s’attendait à tout sauf à redevenir homme à part entière, au point de douter de son existence de papier ! Ce doivent être les événements qui viennent de se succéder, se dit-il. Ce désir inopiné ressemble aux réveils de son adolescence, dont le vague souvenir lui revient. La tension de son corps allait presque, lui semble-t-il, jusqu’au malaise. Il regrette cette vie d’avant dont je l’ai extrait, regrette son entrée dans le bouquin, et en même temps ne veut plus en sortir. La reverrait-il dans l’existence larvaire et étriquée qu’il menait auparavant ?

Ça me chatouillait depuis un moment : je l’interpelle.

- Alors, Jean-Édouard ! On s’en ressent pour la petite rouquine ?

- Laissez tomber, Patron ! Ne vous mêlez pas de ce genre de choses ! Contentez-vous, à partir de maintenant, d’avoir des rapports purement professionnels avec moi !

- Tu fais moins le malin que lorsque tu m’as fait un petit dans le dos, le 14 Juillet !

- Je n’ai pas oublié, Patron ! Et je reconnais mes torts. Mais finissons ce bouquin, et restons-en là !

- Pendant que tu y es, tu voudrais peut-être que je pousse mon indulgence jusqu’à jouer les entremetteurs, et que je t’organise une partie de jambes en l’air avec Madeleine ! Finir le bouquin ? Mais qui te dit que je vais le finir ? J’ai une furieuse envie de me reposer, tu sais ! Je suis trop fatigué pour achever le boulot ! J’en ai vraiment trop soupé depuis que tu as débarqué ! Non, désolé, Jean-Édouard, mais je crois qu’on va effectivement en rester là ! Je ne finirai pas cette galère de roman, et tu vas t’évaporer comme les autres. Retourner, non pas dans ton existence humaine, mais plus tristement dans les limbes de l’édition. Oui, désolé, car tu n’auras même pas le temps de sauter Madeleine !

C’est plus fort que moi, je l’avoue : j’entends un mauvais rire, un rire de basse vengeance, sortir de ma gorge. Il m’en a sans doute trop fait voir ! Et je découvre, l’espace d’une seconde, ce que peuvent être la mesquinerie et la méchanceté humaines.

En entendant ce rire sardonique tôt enrayé, Jean-Édouard blêmit.

- Non, Patron ! S’il vous plaît ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas mourir comme cela !

- Désolé, Jean-Édouard ! Ma décision est prise depuis que je t’ai vu approcher du manège. Je ne sais pourquoi, mais ma lassitude s’est alors fait sentir de façon plus sensible. J’ai su à ce moment-là que je ne pourrais pas aller plus loin. Moi aussi, parfois, je ne connais ni le jour ni l’heure : ça vient comme ça, comme ta bandaison de tout à l’heure. Et puis écoute : si je t’accorde une survie en dehors du livre, tu risques de te retrouver en piteux état. Avec au moins cinquante ans de plus, ne l’oublie pas !

- C’est prévu pour quand ?

- Pour tout de suite. J’ai déjà préparé le grand éteignoir !

- S’il vous plaît !

Jean-Édouard m’apparaît soudain comme un enfant. Ne l’ai-je d’ailleurs pas mis au monde il n’y a pas si longtemps ? Je me laisse finalement attendrir par son caprice :

- Écoute, mon vieux : je te laisse vingt-quatre heures pour mener ta petite affaire. Ensuite, je ne peux plus rien pour toi : ce sera ou les limbes littéraires, ou, dans une sphère plus humaine, le retour à la triste vie, le vieillissement précoce ! Car avec ce second choix, je te le répète, le temps du roman disparaîtra au profit de l’époque actuelle. Dans l’un et l’autre cas, je te concède que ce n’est pas très drôle !

- Merci ! soupire Jean-Édouard en baissant la tête.

- Merci pour quoi ?

- Pour ce délai. Et puis (il semble hésiter) pour ce que nous avons vécu ensemble. Vous m’avez quand même sorti du néant de la vie antérieure où je stagnais pour me donner un début d’existence romanesque. Je commençais à m’habituer. J’avais même acquis un certain esprit critique. Par exemple, je ne croyais plus vraiment au roman de Marco, ni au Quartet de Montmartre Finalement, je ne croyais plus à la littérature ni au métier que vous m’aviez attribué !

- Et tu avais doublement raison puisque la littérature est devenue une entreprise impossible, et que n’importe comment tous les acteurs de ce beau rêve vont tous s’éteindre comme toi ! Même Iviu, mon fils spirituel : je vais être contraint de l’éliminer ! Et tout cela à cause de toi, qui m’as dégoûté du boulot. Je croyais avoir repris le dessus, mais je m’aperçois que tu m’as vidé de ma substance, que je frôle le « burnes-out » ! Oui, je te le répète : c’est bien toi qui es au principe de l’hécatombe, et à ce titre tu n’es pas pour rien dans la mort très prochaine de mon fils unique.

Jean-Édouard repense aux paroles prophétiques de Grand-mère Anna, et éprouve pour la première fois de sa pauvre vie ce qu’est le poids de la culpabilisation. Il en pleurerait presque !

- Gardez-moi au moins une semaine ! supplie l’éditeur mort-né, qui de nouveau regarde Madeleine en soupirant.

- Je ne peux faire plus que de t’octroyer, par amitié, ce délai de vingt-quatre heures avant la grande fermeture. Après, si j’accède à ta demande de survivre ailleurs que dans le texte, tu sais ce qui t’attend.

Je vais me promener un peu pendant ces deux tours de cadran. Un temps qui ne signifie rien pour moi, qui suis habitué aux coups d’accélérateurs des ellipses temporelles et aux alentissements des pauses descriptives. J’erre dans les rues de Bezon-Perret et pour me distraire, me raconte des histoires que je ne connaissais pas. Je ne vois pas vraiment ces vingt-quatre heures passer, et quand je retourne place de la Commune, j’aperçois mon Jean-Édouard assis, non loin du manège, sur un banc public, l’air plus piteux que jamais.

- Elle n’a pas voulu ?

- Si, mais je n’ai rien pu faire ! C’est la première fois que j’ai une panne ! Je suis sûr que c’est ce foutu bouquin qui m’a fait débander !

- Tu as au moins trouvé un endroit propice ?

Jean-Édouard soupire de nouveau.

- Dans une nacelle du manège, à la nuit tombante. Saint-Lazare était parti faire les courses.

- Chassez le naturel ! Je me doutais bien que, malgré son air sage, elle avait repris ses petites habitudes. Bon ! Ce n’est pas grave ! Venons-en à l’essentiel : tu ne veux vraiment pas disparaître ? Tout en quittant les années soixante-dix, tu veux vraiment persister et signer ? Une fois de plus, tu sais ce qui t’attend ?

- Oui ! Je ne suis pas suicidaire, vous savez ! J’aime trop la vie, quelle qu’elle soit, même quand c’est une galère ! Mais une dernière question, Patron : est-ce que je pourrai de nouveau bander ? Je n’aimerais pas rester sur un échec ?

- À plus de quatre-vingt-dix ans, ça me paraît plutôt aléatoire. Tu pourras toujours essayer le nouvel aphrodisiaque mis sur le marché.

- Très drôle !

- Ce qui est moins drôle, c’est que l’heure du grand ratissage est arrivée ! Je vais réunir tout le personnel du Manège, que je vais renvoyer à son néant après m’être occupé de toi.

- Et vous n’êtes pas triste ?

- Non, car je les réutiliserai dans d’autres romans. Mais pour le moment, je vais prendre des vacances : je suis trop crevé pour continuer à assumer tout ça !

- Est-ce que c’est douloureux ? demande timidement Jean-Édouard.

- Tu ne vas rien sentir, même à l’atterrissage. Mais sache que je te fais une fleur, même si elle a dépassé la date limite de fraîcheur.

- Et Iviu ?

- Cela restera entre nous : j’ai voulu lui refiler le bébé.

- Le bébé ?

- Oui, Le Manège des sentiers perdus. Le bouquin est quasi terminé, et je pensais qu’il allait pouvoir me donner un coup de main pour la fin. Mais va te faire foutre ! Il a poussé l’ingratitude filiale jusqu’à me rire au nez en prétextant qu’il agissait, lui, et n’avait pas le temps d’écrire ! Il m’a même dit qu’il ne croyait plus en moi ! Tant pis pour lui ! Il mourra à trente -trois ans, comme Grand-mère Anna le lui a prédit ! Bon ! Tu es prêt ? Je vais raccrocher les gants dans la minute. Ferme les yeux et pense à quelque chose d’agréable. À Madeleine, par exemple ! Attention, Jean-Édouard ! Je vais éteindre la lumière ! Attention ! Ça y est ! Bon voyage !

Je vais maintenant m’occuper des autres.

L’hélicoptère survole la Seine. Aussi curieux que cela puisse paraître, je ne me suis encore jamais élevé dans les airs, ce dont j’ai toujours rêvé.

Pour une fois, en sortant de mon abstraction, j’ai pris une forme humaine inhabituelle – Jean-Édouard, lui, à la faveur d’un saut de quelque cinquante-cinq ans dans le temps, doit à présent goûter les joies du tout dernier âge.

Revenons à mon histoire : j’ai profité d’un vol militaire chargé d’un repérage au-dessus de la Capitale pour m’associer aux gradés. Après m’être introduit dans le mess des officiers, je n’ai pas eu de mal à obtenir de les accompagner en touriste, car, connaissant le faible que manifeste pour le beau sexe le commandant – vous le voyez : c’est le play-boy assis à côté de moi dans la carlingue -, j’ai pris le physique d’une blonde pulpeuse de dix-huit ans, style Bardot à ses débuts. Ma métamorphose achevée, je me suis donc pointée là, et j’ai proposé avec un tranquille culot de faire partie du vol. Aussitôt, un sourire vicelard aux lèvres, le bellâtre a accepté de me prendre comme passagère.

La rançon de ce baptême de l’air est sa main baladeuse, que j’ai déjà dû repousser par trois fois. Mais sans trop de conviction, car j’ai besoin qu’après sa mission, l’équipage accepte de me driver là où je veux. Pour ce faire, il faut laisser un brin d’espoir à ce bel athlète au visage viril. Je me suis déjà habituée à mon corps, et j’avoue que ce beau mâle ne me laisse pas indifférente. Au quatrième assaut, je ne bouge pas, et laisse sa main errer le long de ma cuisse. Nous sommes quatre dans l’habitacle, et devant nous, les deux autres officiers, dont celui qui est aux commandes, ne peuvent voir ce draguage éhonté, auquel je suis bien obligée de me plier. D’ailleurs, le chevalier du ciel n’insiste pas. Mon consentement lui a suffi, et je me doute qu’il est déjà en train de préparer la suite du scénario pour les heures qui vont suivre l’atterrissage.

En ma qualité d’auteur omniscient et omnipotent, j’ai le pouvoir de voir ce qui demeure invisible aux yeux des trois hommes qui m’accompagnent. Je teste le bon fonctionnement de ce don en pénétrant dans l’Orangerie, où se tient une exposition Monet. Comme je voue un culte à ce peintre, je m’attarde un peu, puis je quitte à regret les Nymphéas, car il me faut guetter le moment opportun où la mission officielle sera terminée pour demander qu’on prenne les directions que je souhaite.

Au bout d’une heure d’exploration, le commandant se penche vers moi avec ce sourire satisfait de ceux qui dominent leurs hommes et chevauchent leurs conquêtes.

- Notre relevé est terminé, Mademoiselle. C’est vous qui donnez les ordres, à présent. Que souhaiteriez-vous voir ?

Je lui demande s’il est possible de se rendre du côté de Bezon-Perret.

- Pas de problème !

Comme je l’avais pressenti, le commissariat n’existe plus. À sa place a poussé un immeuble géant abritant une compagnie pétrolière. Je ressens, je l’avoue, un petit pincement au cœur. Je dirige le pilote vers les Puces : Le Petit Saint-Ouen, lui aussi, a été rasé, et remplacé par un supermarché ! Quant au camp de manouches, il a sombré corps et biens, au profit d’un parking sous-terrain qui affiche complet. Nous retournons vers le centre de Paris : quartier Saint-Lazare, où La Terre d’Auvergne est devenue un sex-shop. Hélas ! Fernand ne pourra pas s’y rincer l’œil, car aujourd’hui, le manchot et sa gueule cassée auraient rien moins que cent vingt-six ans ! On met alors le cap sur Montmartre, où Le Fromage blanc a été remplacé par une brasserie alsacienne. En zoomant un peu, je m’aperçois qu’il reste malgré tout les moules à fromagée, qui décorent le mur comme des reliques, et le piano, désormais muet, sur lequel attendent des plats de choucroute fumants. Le vieux pianiste, lui aussi centenaire, ne caressera plus l’ivoire de ses touches qu’au paradis des personnages !

Tandis que le commandant reprend son numéro de pelotage automatique, détour par le XVe. Nouvelle déception : la crèmerie des Dieudonné est devenue l’une des succursales d’un traiteur célèbre.

J’arrête là la tournée des souvenirs meurtris. Je me sens un peu seul, maintenant. En dépit de mes fanfaronnades face à Jean-Édouard, je m’étais malgré tout attaché à ce roman, et mes personnages me manquent. Ils doivent être morts pour la plupart ! Je n’entendrai plus Arsène réciter la fin d’Une Vie de Maupassant, et ne verrai plus son imposante moitié jeter un regard de tigresse à la Préfète. Iviu, le fils ingrat, laisse évidemment, lui aussi, un trou béant, tout comme le méthodique et attachant inspecteur qui partageait ses enquêtes. Et la douce Myriam, et sa vieille maman qui me faisait de la concurrence avec ses cartes et ses prédictions… Comme dans un jeu de massacre, je vois tomber toutes les figures aimées les unes après les autres, et la fin du vol se passe pour moi dans la morosité.

Le gros insecte atterrit à l’héliport, et j’accepte le rendez-vous à dîner, auquel je sais que je ne me rendrai pas. Pas d’inquiétude à avoir quant à l’éventualité que le commandant me retrouve, puisque la carte de visite que je lui ai donnée est évidemment fausse – mon état faisant de moi un perpétuel SDF -, et que d’autre part je vais changer d’apparence au premier tournant ! Je regrette d’ailleurs un peu ce lapin, car je serais curieux – ou plutôt curieuse - de vivre une expérience amoureuse dans la peau d’une femme. Curieuse de ressentir ce plaisir que je sais plus subtil, plus long, plus profond que tous les lamentables coups tirés par un commandant dont le cerveau brasse encore plus d’air que les pals de son hélicoptère.

J’erre ainsi dans Paris sous les nouveaux traits d’un clochard – ce que je ne suis pas loin d’être dans cette existence qui commence à me peser – et je cherche je ne sais trop quoi, toujours dans le sillage du fameux bouquin qui est en train de partir en fumée. Mes pas chancelants ne m’appartiennent plus. Ils me conduisent devant un bâtiment gris lézardé du XIXe arrondissement, tout près des Buttes Chaumont. C’est un EHPAD. Plus moderne que l’hospice du Palimpseste des jours, mais tout aussi sinistre. J’entre. Des pensionnaires sont alignés dans le hall d’entrée, le regard vide, dans la vague attente du repas à venir. Plus loin, quelques résidents, l’œil éteint, regardent un feuilleton à la télévision – une « série », si vous préférez. Parmi eux, j’avise un vieillard en fauteuil roulant escorté d’une potence d’où s’écoule le goutte-à-goutte dont sans doute il a besoin pour survivre. Je m’approche de lui. Il semble avoir deviné ma présence, et tourne la tête vers moi.

- Inutile de vous déguiser pour venir me rendre visite, Patron ! Je reconnais votre œil impitoyable et votre air suffisant.

- Ça alors ! Jean-Édouard !

Le pauvre nonagénaire semble handicapé de partout. Seule la voix demeure inchangée – celle-là même qui m’interrompait et me narguait quand j’étais à l’établi.

- Il était temps que vous vinssiez ! Ce foutu diabète, je le sais, va avoir raison de moi. On m’ampute dans une semaine du pied droit. Je sais que ce n’est qu’un début. Vous le voyez : on est loin du manège, devant lequel, dans ma pensée au jour le jour, je me rêvais éternel. Je revois Madeleine. Et je continue à bander. Mais seulement dans ma tête. Je comprends maintenant que c’est son image qui me rendait invincible. Sans doute que dans nos minables parcours ici-bas, c’est l’amour qui gonfle les voiles de nos illusions. Qu’est-elle devenue ? Vit-elle encore ?

- Non ! Je l’ai exterminée comme les autres !

- Vous n’avez donc pas de cœur ?

- Si ! Mais il ne bat pas au même rythme que le tien. Sans doute aime-t-il plus haut. Et plus loin.

- Prétentieux !

- Que fais-tu de tes journées, Jean-Édouard ?

- Je repense aux autres, auxquels j’avais fini par m’attacher. Je revois Le Petit Saint-Ouen, Arsène, Jésus-Christ, les manouches, cette terrible Grand-mère Anna qui avait si bien deviné mon triste sort. Toute la bande, quoi !

- Tu ne lis plus ?

- Très peu, avec une loupe, et des textes courts. De la poésie, principalement. Quelques passages de la Bible – Le Cantique des cantiques, et surtout l’Apocalypse, que je lis et relis, avec une pensée émue pour Jeannot. Mais c’est avant tout pour la beauté du texte, car je ne crois plus en Dieu !

- Chacun est libre ! concédé-je avec un rien d’agacement.

Le saut d’une puce qui s’échappe de mon pardessus élimé me rappelle à l’identité anonyme que j’ai choisie pour sillonner Paris. Une infirmière, qui vient de m’apercevoir, se précipite vers moi.

- Vous n’avez rien à faire ici ! Sortez immédiatement !

Un clodo de plus que l’on chasse ! Je m’éloigne vers la sortie en faisant un dernier signe à l’éditeur déchu, qui constate avec satisfaction que Questions pour un champion vient de commencer. Il rejoint une vieille femme, sans doute une dernière petite amie, à qui il parle, et qui se retourne pour me dévisager. Cela me procure un nouveau coup : c’est la réplique de Grand-mère Anna ! Sous ses rides et son teint olivâtre, il me semble percevoir un sourire énigmatique, et je repense, moi aussi, aux sinistres prédictions de la vieille Corse touchant l’avenir peu brillant de Jean-Édouard. Une bouffeuse de couilles en plus ! L’ultime bribe de mon pauvre Manège des Sentiers perdus est ainsi en train de vivre son agonie, de virer à l’aigre en me laissant plus seul que jamais. Quand le diabète aura eu raison du malheureux éditeur, que je continue malgré tout à aimer, cette histoire sera à jamais terminée !

Mon entrée dans le XIIIe arrondissement me réserve une autre surprise : sous les rails du métro aérien, son apparition provoque en moi un nouveau choc ! Il est là. Plus que jamais hors d’âge et rutilant. Il tourne encore pour quelques enfants enfermés dans son écrin de bois. Mais là où je demeure encore plus interdit, c’est en apercevant le vieux couple : c’est bien Saint-Lazare qui, à quatre-vingt-quatre ans, fait encore tourner la bête, tandis qu’une vieillarde regarde sans les voir les destriers monter et descendre. Elle a le même âge que Jean-Édouard, mais demeure malgré tout droite et coquette sur le petit banc, toujours le même. Elle porte une robe orange, dont elle rajuste avec une grâce surannée la bretelle. Seul, le beau septuagénaire, qui se dirige vers la caisse, accompagné d’une fillette très comme il faut, débauche Madeleine de sa rêverie et rallume son œil resté fripon. En revanche, elle ne prête aucune attention au clodo qui vient de s’installer, non loin de là, sur un banc public, et qui semble plongé dans des abysses de réflexions. Je me dis en effet que j’ai dû faire une erreur de casting en donnant mon grand coup de balai. Que j’ai dû remplacer ces deux personnages par deux autres d’un autre roman. Bien que j’aie horreur de la paperasse, il faudra que je vérifie !

Ils sont donc toujours là ! Et bien là ! La curiosité me pousse à zoomer de nouveau vers le cœur de cette incroyable histoire, à me réapproprier quelques minutes ces deux personnages que je croyais disparus. À entrer de nouveau en eux pour comprendre.

Je les vois, le soir, regagner à pas lents la caravane qu’ils ont conservée. Ils s’asseyent avec difficulté sur la banquette usée, déplient la petite table sur laquelle ils installent la bouteille de porto et deux verres duralex que l’usage quotidien a rendu opaques. Ils se versent un doigt du liquide ambré, trinquent, puis gardent le silence avant de lâcher quelques mots. Leur conversation s’anime. Ils parlent encore d’Iviu. Chaque matin, en se réveillant, Saint-Lazare croit ferme à son retour.

Mes yeux se rebranchent à la réalité. Saint-Lazare est toujours à la tâche, et Madeleine, sur son petit banc, n’a toujours pas détaché son regard du fringant aïeul qui, avec son smartphone, prend des photos de sa petite fille. La fillette est aussi raide que sa jupe plissée, et sans une marque, sur son visage, du plaisir qu’affichent les autres gamins. Le grand-père qui la mitraille porte blazer et petit foulard. Madeleine le mettrait bien dans son lit. La différence d’âge ne lui fait pas peur, et elle se met à le déshabiller lentement.

Je me dis que, tout de même, elle exagère ! Mais Saint-Lazare et Madeleine ne m’appartiennent plus. Je me demande si c’est bien moi qui ai fait une erreur, ou ces fugueurs qui, délibérément, ont échappé à ma surveillance, et décidé de ne pas quitter l’existence. C’est finalement le plus probable !

Assis sur mon banc comme la jeune vieillarde du manège, je pars dans une rêverie qui pourrait bien constituer la pause réflexive d’un de mes prochains bouquins. En regardant ces personnages qui finalement s’assument et choisissent de mener l’auteur par le bout du nez, je pense à ces croyants qui, de la même façon, ne prennent pas Dieu trop au sérieux, mais considèrent que ce sont eux les artisans de leur destin. L’idée est à creuser : le vrai personnage de roman est une espèce de jésuite, un tenant du libre-arbitre, et surtout un ennemi farouche de la race la pire – celle des jansénistes de tout poil qui tentent de vous attirer dans leur grâce sans grâce, leur prêt-à-mourir-puisque-c’est-déjà-écrit, leurs injonctions, leurs fais-pas-ci-fais-pas-ça ! L’autocratie est décidément une horreur ! J’en viens presque à éprouver de la honte ! Je m’associe finalement à la cause de mes personnages, et revendique leur liberté !

Je suis en train de rédiger ce brouillon dans ma tête, lorsque mon cœur se met à battre la chamade. Un homme est en train de franchir l’escalier qui mène au manège. Ses cheveux volent au vent comme la longue tunique d’un blanc immaculé qu’il porte. Iviu ! Le fils maudit que je croyais également parti en fumée !

Incrédule, je me lève, m’avance vers le manège, monte le petit escalier. En me voyant, Madeleine détourne la tête avec un rictus de dégoût. J’arrive sur la plate-forme du manège. Je suis hors d’haleine, et m’aperçois, en reprenant mon souffle, que j’empeste le gros rouge. Je me dirige néanmoins vers Jésus-Christ, qui, contrairement à son habitude, lui qui ne sourit que rarement, affiche un air béat. Ma main touche son épaule, et il se retourne. Madeleine s’est levée, et Saint-Lazare est sorti de sa guérite. Eux aussi ont reconnu le commissaire intérimaire. Mais lui a toujours trente-trois ans !

Il a dû, lui aussi, être l’heureuse victime de ma distraction. Jusqu’au maintien de son âge - faveur dont je n’ai pas gratifié nos deux forains !

Il fouille alors dans une poche intérieure de sa tunique, dont il extrait un petit livre qu’il me tend. La couverture est ornée de dessins maladroits et d’une croix grossièrement tracée qui se confond avec un titre racoleur : Suivez le Christ !

Je comprends alors que le personnage qui me sourit ne vient pas de mon atelier. Ce n’est qu’un sosie ! Et, détail aggravant, cette pâle copie est Témoin de Jéhovah !



 
 
 

Posts récents

Voir tout
[Articles - La Fragmentation]

Bernard-Marie Garreau LA FRAGMENTATION, STRATÉGIE ÉNONCIATIVE ET LIBERTÉ TEXTUELLE [Publié dans Texte, Fragmentation, Créativité II ,...

 
 
 

Commentaires


bottom of page