[Textes inédits - Nouvelles - Le Fantôme du Baiseur de l'Hôtel de Ville]
- Bernard

- 9 avr.
- 9 min de lecture
Josuah, le bouquiniste de Briare-le-Canal, a eu la bonne idée de se servir de son échoppe pour insuffler du sang neuf dans la vie culturelle de notre petite ville : réunions autour d'un livre, concert, etc., et surtout, pour ce qui nous concerne ici, "Lis ta nouvelle". Il s'agit d'écrire un texte qui ne dépasse pas deux pages tapuscrites de format 12. Le thème en est donné quelque deux mois auparavant, et chacun vient lire ce qu'il a pondu. D'où une diversité à travers le genre adopté et le traitement du sujet, diversité qui ne constitue pas le moindre intérêt de cette expérience à la fois littéraire et humaine. On écoute, on rigole, on s'émeut, puis on se revigore autour d'un buffet garni par tous. Le premier thème de ces réunions était "Voir Briare et mourir", le deuxième (dont vous avez ici le texte que cela m'a inspiré) "Les histoires d'amour finissent mal... en général". Les textes s'inspirant de ce nouveau sujet ont été lus le jour... de la Saint-Valentin, le 14 février dernier. Le prochain thème qui animera la réunion du 26 avril, sera "L'avenir, c'était mieux avant".
LE FANTÔME DU BAISEUR DE L’HÔTEL DE VILLE
Vous connaissez sans doute l’iconique photo du Baiser de l’Hôtel de Ville de Robert Doisneau. Elle a fait couler beaucoup d’encre et de salive à propos de l’identité des amoureux. Mais la vérité, comme souvent, a été altérée par la presse. Car en réalité c’est moi, moi qui vous parle, le tourtereau qui, il y a soixante-quinze ans, roulais une pelle d’enfer à cette mythique muse des trottoirs. J’en profite pour rétablir la vérité en mettant doublement le doigt sur le songe et le mensonge de l’image. D’une part, le visage de mon amoureuse ne laisse deviner qu’un profil séduisant, mais incomplet, car il cache un fort strabisme convergent ainsi qu’une tache de vin sur la joue gauche. Détails qu’évidemment je n’avais pu remarquer à l’époque, puisque j’étais amoureux. D’autre part, ce moment d’éternité ne dure en réalité qu’une seconde : ce n’est qu’un bisou pour se dire au revoir, car je dois me rendre à une répétition théâtrale qui se terminera tard. La nouvelle élue de mon cœur, rencontrée la veille et connue bibliquement presque aussitôt, me dit de ne pas m’inquiéter. Elle va m’attendre avec fièvre dans la chambre de bonne que je loue rue de Rivoli et dont je lui remets la clef.
Mais pendant ce temps-là, ce salaud de Cupidon, qui a plus d’un tour dans son sac à malheurs, a fait en sorte que la fameuse répétition soit annulée au dernier moment. Résultat des courses : je me casse le nez devant la porte du Conservatoire, et reprends illico le métro dans l’autre sens. Pas mécontent, finalement, de retrouver plus tôt ma jeune amie. Mais ce que je vous ai dévoilé sur son physique n’est qu’un hors-d’œuvre au regard d’un détail aggravant : elle a le feu au cul ! Ce que je découvre en poussant la porte entrouverte qu’elle n’a même pas eu la pudeur ni la délicatesse de refermer. Elle m’attend effectivement avec fièvre, mais aussi avec le connard à béret et à lunettes qui se trouvait juste derrière la scène du baiser. Avec sa gueule de milicien pas vraiment fraîche, le gestapiste est en train d’expérimenter avec elle des trucs très spéciaux connus de lui seul, tel que le combonne à trou lisse ou la flûte à deux becs. Il n’a même pas enlevé son béret ! Adieu, Juliette ! Je ne fais qu’un bond, je ne fais qu’un saut, et les hululements alanguis de la traîtresse sont brusquement interrompus par ma défénestration. Notre supposé amour gît alors, écrasé sept étages plus bas, dans un bain de sang. Un sang vite refroidi par le mot fin qui clôt notre brève idylle et l’hiver menaçant de ce sinistre 14-février. Cependant, vous vous en doutez, l’histoire ne s’arrête pas là !
Un clodo m’a vu atterrir devant la porte cochère dont il assure la garde. L’air navré, il me regarde quitter mon corps et m’avancer vers lui. Mais il ne peut dissimuler longtemps son identité. Dieu n’a jamais trop su se cacher derrière sa barbe ! Il se lève, un peu essoufflé, prend mon âme par la main, et l’emmène promener dans un coin plus tranquille et moins cossu de la Rive Gauche. Il m’avoue, derrière les vapeurs de nos deux grogs brûlants, qu’il ne sait trop quoi faire de ma carcasse. Je m’empresse de lui dire que l’Enfer est sur Terre, et que je viens de le vivre, c’est fait ! Mais que d’autre part, c’est vrai, je ne mérite pas vraiment le Ciel. Il se gratte la tête, faisant jaillir un nuage de parasites, et soudain, il a un éclair : comme j’ai succombé à un amour selon lui minable, indigne de mon talent d’artiste, et que d’autre part le suicide est interdit par la maison mère, il me charge, en guise de purgatoire, de lui trouver trois scènes de Saint-Valentin qui sortent un peu de l’ordinaire, même si – et c’est le cas en général - elles finissent mal ! C’est juste histoire de distraire un peu son ennui. Il ajoute que je pourrai choisir l’époque qui me convient : j’ai entière liberté !
Puis, une fois dehors, Dieu prend place dans une espèce de Rolls blanche en forme de brouillard, et disparaît aussi vite qu’il m’était apparu rue de Rivoli.
Selon le pouvoir qui m’a été conféré – Dieu m’a même prêté son pass de métro -, je me transporte au chaud dans la station Bolivar. Je demeure, à quelques années près, dans la même décennie, les années cinquante, pour conserver le physique de jeune premier de la photo. Et je regarde les rames passer. J’attends un scénario inédit susceptible de dérider un peu le Vieux, qui à présent tient mon futur entre ses mains. Soudain, l’arrivée d’un nouveau métro me fait sursauter : dans l’un des wagons, je reconnais le visage de celle qui, naguère, m’a en quelque sorte poussé dans le vide après m’avoir embrassé pour les besoins de la photo. J’entre par la porte voisine, et me rapproche d’elle sans me faire voir. Elle voyage debout, en compagnie d’un garçon singulier que je connais bien : il fait partie de l’école de théâtre que je fréquentais à une époque. Je le sais incontrôlable, surprenant, poète aussi à ses heures. Ce qui a dû séduire l’autre salope ! Justement, en ce jour de la Fête des amoureux, il confie à la tarentule qui l’accompagne qu’il a composé un petit texte qui les résume tous deux. Sans doute l’infâme femelle imagine-t-elle déjà quelques vers pompiers de circonstance, une guimauve digne d’un de ces romans-photos sirupeux de l’époque auquel elle doit être abonnée. On comprend donc que ce qu’elle entend la saisit de stupeur. Moi, je me marre déjà sous cape. Écoutez plutôt les quelques vers que mon pote a pondus :
En dévissant mes chaussettes, j’ai retrouvé quatre doigts de pied,
Deux à toi, deux à moi.
Soyons raisonnables, mon amour :
Ne mettons plus les mêmes chaussettes, on ne sait plus ce qui est à soi !
Bien sûr, tout ce qui est à moi est à toi,
Mais je vais te faire un aveu, car je t’aime : ça me gêne pour marcher !
Je reconnais bien là, digne de Prévert et de Queneau, la patte inimitable de mon copain. Mais quand il demande à l’élue de son cœur ce qu’elle pense de ce chef-d’œuvre, une paire de baffes des plus magistrales lui répond, et elle descend précipitamment du wagon.
Pour la deuxième scène, je me rends à la station Gambetta. Je me transporte alors en 2025. Les métros vert et rouge ont disparu au profit d’engins modernes montés sur pneus. L’odeur sui generis qui émanait des bouches fumantes sortant des trottoirs a disparu. Paris vu d’en bas me semble pasteurisé. J’imagine ce qu’il doit en être de la face aérienne, où précisément je me rends. Je suis encore alerte malgré mes quatre-vingt-quinze ans, car Dieu a défini pour moi un âge butoir : aux yeux de mes contemporains, je ne peux dépasser la quarantaine. Ce qui, par parenthèse, va sans doute bien m’arranger pour certains détails de ma vie privée...
Je me retrouve sans transition dans la queue interminable d’un supermarché, consécutivement à une soudaine envie de pain, de camembert et de vin rouge qui doit aussi tenter Dieu le Père. Je l’imagine, me surveillant dans son trou de souffleur tout en salivant. Bref, je suis un mort bien vivant qui patiente devant une caisse « moins de dix articles » ! Derrière moi, j’entends tout à coup un début d’engueulade, pourtant hors de saison en ce 14 février, Fête des amoureux. La voix d’adjudant de la femme rugit et résonne dans tous les rayons du Franprix. J’imagine un couple à la Jacques Faizant, genre épouse matrone et mari gringalet. « Sur ce coup-là, je ne te suis plus ! Mais pour qui tu te prends ? Malgré tes promesses, tu l’as donc revue ! Tu aimes donc les chiennes des rues ! » C’est alors que je me retourne et avise une grosse dame serrant, au point de l’étouffer, son yorkshire contre elle, le regardant avec un air désapprobateur et indigné. Dans son caddie, un os énorme est entouré d’une faveur sur laquelle est imprimé en lettres roses : « À mon Valentin pour la vie ! » Je me dis que le Patron sera satisfait de cette deuxième scène. Il est vrai que Brigitte Bardot se bat depuis des décennies pour qu’on souhaite aussi la Saint-Valentin aux animaux. Apparemment, l’idée a été adoptée ! Je jubile.
Pour en finir avec mes trois gages, je fais cette fois un bond jusqu’en 2050. Et je m’introduis dans les longs couloirs de la station Montparnasse, que je parcours sur un tapis roulant inexistant à l’époque de mes vingt ans. Une nouvelle scène attire mon regard tandis que j’évolue au ralenti : un homme en gabardine, style flic en civil, est aux prises avec un jeune couple. « Quarante secondes, je vous dis ! Quarante secondes ! Je vous ai chronométrés ! » Face à mon incompréhension, une jeune et jolie préposée de la RATP, qui me prend pour un étranger, me renseigne, l’œil brillant, en se serrant un peu trop contre moi. « C’est, me dit-elle, un représentant du nouveau Ministère des Interdits. Il contrôle, dans le cadre de la lutte contre le dernier COVID, la durée des baisers échangés sur la voie publique, comme il est d’usage pour le cinéma américain où le french kiss ne doit pas excéder soixante-quinze centimètres de pellicule, soit trente-six secondes. Une amende peut être infligée, de deux cents euros par seconde dépassée. Alors, vous pensez, me dit-elle ! Le jour de la Saint-Valentin ! Les Inspecteurs s’en donnent à cœur joie !... »
Tandis qu’elle glisse son adresse dans la poche de mon loden où sa main s’attarde un peu, nous passons au ralenti devant le couple, totalement désappointé, qui a sorti papiers d’identité et carte bleue. La RATPiste me dit « À ce soir ! » Et moi, à la veille de mes cent vingt ans, je me dis que mon inamovible quarantaine a du bon. Je me dis aussi que le patron doit être satisfait. Et effectivement, il l’est, puisqu’il m’accorde le Paradis, quel que soit celui que je choisirai. Je le remercie, mais lui demande un petit délai avant d’emménager, compte tenu du Septième Ciel qui m’attend ce soir avec la pulpeuse fonctionnaire du Métropolitain. Il met alors les mains sur ses hanches et fronce les sourcils : il me dit que, décidément, je profite un peu trop de la situation ! Mais il ne peut réprimer un rire jovial en me disant, les yeux au Ciel, que lui aussi a été jeune…
Le lendemain, le corps et l’esprit encore enamourés par cette nouvelle Saint-Valentin qui m’a laissé sur les rotules, j’opte pour un retour définitif aux années cinquante, un noir-et-blanc que j’avais quitté à regret. Reste à trouver le lieu paradisiaque ! Je porte mon dévolu sur la station Porte des Lilas. Qui sait, je vais peut-être rencontrer le jeune Brassens. Mais c’est Gainsbourg qui vient à moi, par le truchement d’une nouvelle préposée qui fait des petits trous dans les tickets comme autant d’auréoles qui jonchent le sol autour d’elle. Pas besoin de chercher plus loin ! C’est bien là ! C’est bien elle ! Sans l’avoir jamais vue, je la reconnais. Et c’est bien moi qu’attendait cette sublime fée sans âge, avec son dos en forme de bosse, sa blouse bleue couleur horizon, et ses yeux aquatiques, deux puits sans fond qui absorbent la répétition mécanique du geste qui me fascine.
Je m’assieds et je la contemple, tandis que demeure toujours aussi mystérieux son masque diaphane, hachuré par les ombres des usagers qui lui tendent leurs titres de transport. Dès lors, je m’assieds là chaque jour, la coule en moi, l’intègre, l’adopte. Elle devient à la fois la mère que je n’ai plus, la sœur que je n’ai pas, la grand-mère surannée de mes rêves, la fille que je me fabrique, enfin l’Amante à qui je resterai fidèle…
Oui, je l’ai retrouvée. C’est elle. La Poinçonneuse des Lilas. Plus belle qu’une amourette. Plus durable que la petite Parisienne qui vient d’épuiser ma nuit. Bien plus pérenne que les histoires d’amour qui, en général, tournent mal, comme à Bolivar, Gambetta ou Montparnasse… J’attends avant d’aller lui parler. Sans espoir d’ailleurs qu’elle me réponde. J’ai tout mon Temps, maintenant, pour toutes les Saint-Valentin de l’Éternité. Tout le temps pour ma poinçonneuse anonyme. Pour ce nouvel Eden qui, lui, ne peut finir ni mal ni bien puisqu’il ne finira jamais.




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